Le 22 décembre 2005
       Egalité en droit, précarité du droit
 

L’association Belgo-Allemande de juristes m’avait convié à présenter à son séminaire du 18 novembre dernier un rapport sur le thème "A propos de quelques développements récents à portée trans-frontalière du droit belge de l’insolvabilité". Parmi les quatre questions abordées, j’avais commencé par celui de la sécurité juridique, qui me tient à cœur depuis plusieurs années, et plus particulièrement depuis que m’avait été confiée, lorsque j’ai été appelé au gouvernement fédéral en octobre 2000 - et parmi d’autres missions, la simplification des procédures fiscales.

La vie des justiciables, faisais-je valoir à l’époque dans mon plan d’action, devrait être régie en énonçant des règles claires, prévisibles et équitables, et en assurant leur application de manière juste, simple et limpide. On en est malheureusement loin !

La faute en incombe évidemment d’abord au législateur, dont on peut déplorer l’incapacité à agir et l’inconsistance croissantes.

Lors d’un colloque sur le thème "Sécurité juridique et fiscalité" que j’avais organisé en 2002 avec la Fédération des Entreprises de Belgique et l’Institut d’études sur la Justice, mon confrère Me Jean-Pierre Bours, Professeur à l’Université de Liège, pointait les grandes causes de cette insécurité : c’est, notamment, disait-il, la volatilité des lois – leur changement continuel, la multiplicité des dispositions sur les mêmes matières, leurs contradictions parfois, leur rétroactivité, l’obscurité des textes, sans parler de dispositions exorbitantes. C’est aussi, de leur fait, l’incohérence de certaines procédures, et la variété des pratiques (un aspect qui renvoie à l’application uniforme de la loi, à la motivation des décisions administratives, à leur publicité, et à l’accès aux dossiers). M. Bours rapportait notamment plusieurs autres exemples de textes impénétrables.

Mais ces travers du législateur se doublent désormais de ce qui me paraît être un certain nombre d’excès des juridictions civiles, administratives ou constitutionnelles ou de pratiques des régulateurs, facilitées par le recours de plus en plus généralisé à des notions d’ordre général comme les principes généraux du droit, comme l’égalité, comme la proportionnalité, comme le délai raisonnable, comme la bonne gouvernance, qui sont certes nobles sur le plan des principes mais qui sont à ce point malléables dans leur application pratique qu’elles permettent aux juges de substituer leur appréciation à celle des décideurs, surtout dans un contexte de médiatisation de la justice et de populisme conséquent.

Qui disait déjà : "Quand le peuple entre dans le prétoire, la justice en sort". Or la télé n’y est-elle pas de plus en plus présente sur la scène judiciaire ?

Comment par exemple ne pas s’interroger sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour d’Arbitrage, la juridiction constitutionnelle à laquelle notre loi fondamentale ouvre un large accès à tous les justiciables, qui en fait aujourd’hui, sous l’habit de l’appréciation de la conformité à la loi fondamentale par le recours aux critères vagues de l’homogénéité d’une différence de traitement, son adéquation, son caractère idoine, objectif et pertinent, son efficacité et sa proportionnalité, le juge de l’opportunité de la loi.

Pour m’en tenir au domaine de l’insolvabilité, je me bornais, dans mon rapport précité, à faire référence aux interventions de la Cour dans le domaine de l’excusabilité et dans celui des privilèges, et à vous en fournir un exemple.

La loi sur les faillites du 17 juillet 1997 permet aux tribunaux de déclarer le failli excusable, c’est-à-dire d’effacer les stigmates de la faillite en passant au bleu son ardoise financière et morale, de manière à lui permettre de prendre ainsi un nouveau départ. Le caractère novateur des dispositions en cause a suscité un large contentieux sur les conditions d’octroi de cette faveur - ou ce droit, et sur ses effets, notamment au regard du principe d’égalité des Belges devant la loi. On s’est ainsi demandé si, la faillite étant réservée aux commerçants, il n’y avait pas discrimination à l’égard des débiteurs non commerçants ? Etait-il par ailleurs justifiable que le failli soit déchargé de son passif, mais non son épouse solidairement tenue, ou sa belle-mère qui s’était constituée caution ? Ces questions, et plusieurs autres, ont été déférées à la Cour d’arbitrage, qui a tantôt encensé, tantôt censuré le législateur. Puis une loi de réparation a été votée en 2002 pour tenter de clarifier la matière.




 

 


 

































 


 


 

 

Cette loi améliorait la position du failli sur laquelle elle alignait par ailleurs celle des cautions bénévoles, mais elle privait les personnes morales du bénéfice de l’excusabilité. D’où les protestations des créanciers de faillis personnels d’une part, et des cautions des sociétés de l’autre, suivies par un nouvel arrêt de la Cour d’Arbitrage du 30 juin 2004 qui, n’ayant pas de solution équilibrée à proposer, invitait tout simplement le législateur à remettre son travail sur le métier ! C’est ce que celui-ci a fait cet été par la loi du 20 juillet 2005, et on s’attend à ce que le carrousel se remette à tourner, car il y aura bien sûr toujours des sacrifiés mécontents !

Un membre éminent de la Cour de Cassation observait au sujet de l’arrêt du 22 janvier 2003 relatif à l’inconstitutionnalité de l’exclusion de certains condamnés du bénéfice de l’excusabilité que, tant qu’à faire, la Cour d’Arbitrage pourrait bouleverser tout le droit des privilèges.

"L’arrêt ... constitue une appréciation économique de la Cour d’arbitrage qui, sous le couvert de l’examen du principe d’égalité, fait pencher la balance en faveur du débiteur. Ce sacrifice des créanciers ordinaires au profit du débiteur laisse quelque peu perplexe. N’est-ce pas la tâche du législateur d’équilibrer les intérêts en présence ? En laissant au juge le soin de déterminer cas par cas si un débiteur condamné mérite d’être excusé, la Cour d’arbitrage élargit le cercle de ceux qui en bénéficieront. C’est un choix de politique économique qui peut prêter à discussion…. C’est une voie dangereuse que de suivre le raisonnement de la Cour d’arbitrage qui se mue en juge de l’opportunité. Dans la même logique, la Cour d’arbitrage ne devra-t-elle pas examiner à la demande des créanciers ordinaires, la rationalité des privilèges ou de certains d’entre eux ? … La remise en question devrait venir du législateur et non du juge…".

En se reconnaissant le droit d’apprécier le caractère adéquat de la motivation des décisions administratives, le Conseil d’Etat s’est lui aussi doté ces dernières années d’une vaste extension de son pouvoir d’arbitrage.

Un confrère, ancien bâtonnier et collègue sénateur, m’exprimait récemment son souci : "On ne sait plus quand la loi qu’on votera sera tenue pour adéquate". Mon expérience au gouvernement m’a par ailleurs appris combien il est difficile de savoir si le règlement ou l’arrêté qu’on se propose de prendre sera ou non susceptible d’être remis en cause devant les juridictions administratives. Quelle insécurité !

Si je reviens sur ce thème, c’est parce que j’observe, à la lecture d’une contribution récente de Mme Irma Moreau-Margrève, Professeur ordinaire honoraire de la Faculté de droit de l’Université de Liège, intitulée « Egalité en droit, précarité du droit – Illustration en matière de sûretés » et publiée au récent Liber amicorum Paul Delnoy (Larcier, Bruxelles, 2005, 1167 p.) qui vient de me tomber sous la main, que cette grande spécialiste du droit de l’insolvabilité partage largement mes préoccupations. Et ses considérations finales de l’éminent auteur méritent d’être réfléchies. Après avoir énoncé un ensemble de questions qui laissent l’éminent auteur perplexe, elle conclut en ces termes :

"Plus fondamentalement à notre sens, la faculté octroyée à la Cour d’arbitrage de fixer un délai dans lequel la Cour enjoint au législateur de faire ou de refaire des textes légaux soulève la question de l’équilibre des Pouvoirs dans l’ordre étatique belge… Que le contrôle de constitutionnalité des lois soit organisé dans un Etat qui se veut de droit, rien évidemment de plus nécessaire et de plus opportun. Encore, à notre sens, ce contrôle devrait-il être assuré a priori. En adoptant le principe d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori, le législateur belge a installé, au cœur du système juridique, l’insécurité… ".

Sages propos à méditer… et à compléter d’autres considérations sur certaines des décisions de juges civils de plus en plus audacieuses, tant elles empiètent largement sur les prérogatives des pouvoirs administratif et législatif. J’y reviendrai prochainement.

D’ici là, bonnes fêtes de fin d’année.










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