|
L’association Belgo-Allemande
de juristes m’avait convié à présenter
à son séminaire du 18 novembre dernier un rapport
sur le thème "A propos de quelques développements
récents à portée trans-frontalière
du droit belge de l’insolvabilité". Parmi
les quatre questions abordées, j’avais commencé
par celui de la sécurité juridique, qui me tient
à cœur depuis plusieurs années, et plus particulièrement
depuis que m’avait été confiée, lorsque
j’ai été appelé au gouvernement fédéral
en octobre 2000 - et parmi d’autres missions, la simplification
des procédures fiscales.
La vie des justiciables, faisais-je valoir
à l’époque dans mon plan
d’action, devrait être régie en énonçant
des règles claires, prévisibles et équitables,
et en assurant leur application de manière juste, simple
et limpide. On en est malheureusement loin !
La faute en incombe évidemment
d’abord au législateur, dont on peut déplorer
l’incapacité à agir et l’inconsistance
croissantes.
Lors d’un colloque sur le thème
"Sécurité
juridique et fiscalité" que j’avais
organisé en 2002 avec la Fédération des Entreprises
de Belgique et l’Institut d’études sur la Justice,
mon confrère Me Jean-Pierre Bours, Professeur à
l’Université de Liège, pointait les grandes
causes de cette insécurité : c’est, notamment,
disait-il, la volatilité des lois – leur changement
continuel, la multiplicité des dispositions sur les mêmes
matières, leurs contradictions parfois, leur rétroactivité,
l’obscurité des textes, sans parler de dispositions
exorbitantes. C’est aussi, de leur fait, l’incohérence
de certaines procédures, et la variété des
pratiques (un aspect qui renvoie à l’application
uniforme de la loi, à la motivation des décisions
administratives, à leur publicité, et à l’accès
aux dossiers). M. Bours rapportait notamment plusieurs autres
exemples de textes impénétrables.
Mais ces travers du législateur
se doublent désormais de ce qui me paraît être
un certain nombre d’excès des juridictions civiles,
administratives ou constitutionnelles ou de pratiques des régulateurs,
facilitées par le recours de plus en plus généralisé
à des notions d’ordre général comme
les principes généraux du droit, comme l’égalité,
comme la proportionnalité, comme le délai raisonnable,
comme la bonne gouvernance, qui sont certes nobles sur le plan
des principes mais qui sont à ce point malléables
dans leur application pratique qu’elles permettent aux juges
de substituer leur appréciation à celle des décideurs,
surtout dans un contexte de médiatisation de la justice
et de populisme conséquent.
Qui disait déjà : "Quand
le peuple entre dans le prétoire, la justice en sort".
Or la télé n’y est-elle pas de plus en plus
présente sur la scène judiciaire ?
Comment par exemple ne pas s’interroger
sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour d’Arbitrage,
la juridiction constitutionnelle à laquelle notre loi fondamentale
ouvre un large accès à tous les justiciables, qui
en fait aujourd’hui, sous l’habit de l’appréciation
de la conformité à la loi fondamentale par le recours
aux critères vagues de l’homogénéité
d’une différence de traitement, son adéquation,
son caractère idoine, objectif et pertinent, son efficacité
et sa proportionnalité, le juge de l’opportunité
de la loi.
Pour m’en tenir au domaine de l’insolvabilité,
je me bornais, dans mon rapport précité, à
faire référence aux interventions de la Cour dans
le domaine de l’excusabilité et dans celui des privilèges,
et à vous en fournir un exemple.
La loi sur les faillites du 17 juillet
1997 permet aux tribunaux de déclarer le failli excusable,
c’est-à-dire d’effacer les stigmates de la
faillite en passant au bleu son ardoise financière et morale,
de manière à lui permettre de prendre ainsi un nouveau
départ. Le caractère novateur des dispositions en
cause a suscité un large contentieux sur les conditions
d’octroi de cette faveur - ou ce droit, et sur ses effets,
notamment au regard du principe d’égalité
des Belges devant la loi. On s’est ainsi demandé
si, la faillite étant réservée aux commerçants,
il n’y avait pas discrimination à l’égard
des débiteurs non commerçants ? Etait-il par ailleurs
justifiable que le failli soit déchargé de son passif,
mais non son épouse solidairement tenue, ou sa belle-mère
qui s’était constituée caution ? Ces questions,
et plusieurs autres, ont été déférées
à la Cour d’arbitrage, qui a tantôt encensé,
tantôt censuré le législateur. Puis une loi
de réparation a été votée en 2002
pour tenter de clarifier la matière.
|
|
Cette
loi améliorait la position du failli sur laquelle elle alignait
par ailleurs celle des cautions bénévoles, mais elle
privait les personnes morales du bénéfice de l’excusabilité.
D’où les protestations des créanciers de faillis
personnels d’une part, et des cautions des sociétés
de l’autre, suivies par un nouvel arrêt de la Cour d’Arbitrage
du 30 juin 2004 qui, n’ayant pas de solution équilibrée
à proposer, invitait tout simplement le législateur
à remettre son travail sur le métier ! C’est
ce que celui-ci a fait cet été par la loi du 20 juillet
2005, et on s’attend à ce que le carrousel se remette
à tourner, car il y aura bien sûr toujours des sacrifiés
mécontents !
Un membre éminent de la Cour de Cassation observait au sujet
de l’arrêt du 22 janvier 2003 relatif à l’inconstitutionnalité
de l’exclusion de certains condamnés du bénéfice
de l’excusabilité que, tant qu’à faire,
la Cour d’Arbitrage pourrait bouleverser tout le droit des
privilèges.
"L’arrêt ... constitue une appréciation
économique de la Cour d’arbitrage qui, sous le couvert
de l’examen du principe d’égalité, fait
pencher la balance en faveur du débiteur. Ce sacrifice des
créanciers ordinaires au profit du débiteur laisse
quelque peu perplexe. N’est-ce pas la tâche du législateur
d’équilibrer les intérêts en présence
? En laissant au juge le soin de déterminer cas par cas si
un débiteur condamné mérite d’être
excusé, la Cour d’arbitrage élargit le cercle
de ceux qui en bénéficieront. C’est un choix
de politique économique qui peut prêter à discussion….
C’est une voie dangereuse que de suivre le raisonnement de
la Cour d’arbitrage qui se mue en juge de l’opportunité.
Dans la même logique, la Cour d’arbitrage ne devra-t-elle
pas examiner à la demande des créanciers ordinaires,
la rationalité des privilèges ou de certains d’entre
eux ? … La remise en question devrait venir du législateur
et non du juge…".
En se reconnaissant le droit d’apprécier le caractère
adéquat de la motivation des décisions administratives,
le Conseil d’Etat s’est lui aussi doté ces dernières
années d’une vaste extension de son pouvoir d’arbitrage.
Un confrère, ancien bâtonnier et collègue sénateur,
m’exprimait récemment son souci : "On ne sait
plus quand la loi qu’on votera sera tenue pour adéquate".
Mon expérience au gouvernement m’a par ailleurs appris
combien il est difficile de savoir si le règlement ou l’arrêté
qu’on se propose de prendre sera ou non susceptible d’être
remis en cause devant les juridictions administratives. Quelle insécurité
!
Si je reviens sur ce thème, c’est parce que j’observe,
à la lecture d’une contribution récente de Mme
Irma Moreau-Margrève, Professeur ordinaire honoraire de la
Faculté de droit de l’Université de Liège,
intitulée « Egalité en droit, précarité
du droit – Illustration en matière de sûretés
» et publiée au récent Liber amicorum Paul Delnoy
(Larcier, Bruxelles, 2005, 1167 p.) qui vient de me tomber sous
la main, que cette grande spécialiste du droit de l’insolvabilité
partage largement mes préoccupations. Et ses considérations
finales de l’éminent auteur méritent d’être
réfléchies. Après avoir énoncé
un ensemble de questions qui laissent l’éminent auteur
perplexe, elle conclut en ces termes :
"Plus fondamentalement à notre sens, la faculté
octroyée à la Cour d’arbitrage de fixer un délai
dans lequel la Cour enjoint au législateur de faire ou de
refaire des textes légaux soulève la question de l’équilibre
des Pouvoirs dans l’ordre étatique belge… Que
le contrôle de constitutionnalité des lois soit organisé
dans un Etat qui se veut de droit, rien évidemment de plus
nécessaire et de plus opportun. Encore, à notre sens,
ce contrôle devrait-il être assuré a priori.
En adoptant le principe d’un contrôle de constitutionnalité
a posteriori, le législateur belge a installé,
au cœur du système juridique, l’insécurité…
".
Sages propos à méditer… et à compléter
d’autres considérations sur certaines des décisions
de juges civils de plus en plus audacieuses, tant elles empiètent
largement sur les prérogatives des pouvoirs administratif
et législatif. J’y reviendrai prochainement.
D’ici là, bonnes fêtes de fin d’année.
Points
d'actualité antérieurs
Imprimer ce document
|
|