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La colonne « La Journée
» de « La Libre Belgique » du 27 décembre
2005 rapportait qu’un « juge de Bruges…
statuant dans une requête unilatérale contre la vente
par l’État de Zon en Zee… avait… interdit
à la Chambre de voter une loi entérinant cette vente
tant que l’affaire ne serait pas jugée au fond »,
et signalait que le Président de la Chambre, M. Herman
De Croo, regrette « que les juges prennent parfois position
dans leurs considérants sur les actes du législateur
ou le pouvoir législatif ».
Combien – sous les nuances appropriées
– je le comprends ! C’est ce qui m’amène
à revenir sur le thème de l’insécurité
juridique, cette fois dans le contexte des libertés avec
la loi de plus en plus grandes prises par les juges civils, dont
certaines décisions sont de plus en plus audacieuses, tant
elles empiètent largement sur les prérogatives des
pouvoirs administratif et législatif. Sans entrer dans
le détail, quelques cas méritent d’être
cités à titre d’illustration.
Dans un arrêt du 10 juin 2003, la
8ème Chambre de la cour d’appel de Bruxelles n’a
par exemple pas hésité à se substituer au
gouvernement pour ce qui concerne le choix des routes aériennes
et les nuisances sonores liées aux vols de nuit à
l’aéroport de Zaventem, lequel oppose, dans le contexte
d’un conflit communautaire, les communes de la périphérie
bruxelloise qui se retrouvent dans l’axe des pistes et qui
sont francophones à l’Est et Flamandes au Nord. Saisie
en appel d’un référé initié
par des riverains, la cour s’est permise d’ordonner
la dispersion des vols, au lieu de leur concentration pour laquelle
avait opté la ministre de la Mobilité. Sa décision
a heureusement été mise à néant par
la Cour de cassation, qui, dans son arrêt du 4 mars 2004,
a fait valoir que, s’agissant de l’exercice d’un
pouvoir discrétionnaire plutôt que d’une compétence
liée, le juge ne pouvait imposer ou interdire un comportement
au pouvoir exécutif qu’au cas où il pouvait
raisonnablement considérer que ce pouvoir n’avait
pas agi dans les limites qui s’imposaient légalement
à lui.
Il n’y a cependant pas que le gouvernement
qui soit dans la ligne de mire des juges : le pouvoir législatif
lui-même n’est pas à l’abri.
Ainsi la même cour d’appel
de Bruxelles a-t-elle considéré dans un arrêt
de 2002 que l’inaction du législateur, justifiée
par le fait de profonds désaccords politiques (dus à
un autre conflit communautaire), pouvait justifier la condamnation
de l’État.
Se disant victime d’une erreur médicale,
une patiente italienne avait mis en cause la responsabilité
de la clinique et du chirurgien qui l’avait opérée
en 1987. Après plusieurs années d’expertises
médicales complexes, un jugement avait été
prononcé en 1995. Puis, un appel avait été
formé et il avait fallu deux ans de plus aux parties pour
se préparer à plaider ; une fixation avait été
demandée à cet effet en 1997. Quatre ans plus tard
la cour n’avait toujours pas traité l’affaire.
La demanderesse, appuyée par le Barreau de Bruxelles, a
alors déposé plainte. Comme il n’y a pas assez
de candidats bilingues, plusieurs places de magistrats demeurent
vacantes dans la capitale, a-t-elle notamment fait valoir, d’où
un arriéré judiciaire important. Dans ces conditions,
estimait-elle, le législateur n’avait qu’à
changer la loi pour assouplir les conditions du bilinguisme. Le
tribunal d’abord, puis la cour d’appel, lui ont donné
raison et ont condamné l’État.
On ne peut contester que cette décision
est préoccupante, tant sur la forme que sur le fond.
Ce qui frappe d’abord dans
cette affaire, c’est évidemment la célérité
curieuse avec laquelle a été rendu l’arrêt
qui condamne l’État : sur une citation du 27 mars
2001, un jugement a été rendu dès le 6 novembre
; et l’appel formé le 9 janvier 2002 a été
tranché dès le 4 juillet 2002. A s’en tenir
à cette affaire, on pourrait considérer que la justice
belge est particulièrement rapide ! Il en va évidemment
autrement lorsque l’on examine l’action contre le
médecin et la clinique, puisqu’elle n’avait
pas encore été traitée à cette époque.
Qu’y a-t-il qui justifie cette différence de traitement
: pourquoi une affaire est-elle traitée plus particulièrement
que l’autre ?
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Serait-ce que les avocats et les magistrats auraient été
plus sensibles à l’une qu’à l’autre
? La cour de Bruxelles pouvait-elle bien traiter impartialement
d’une affaire dans laquelle elle a un intérêt
? Je vois dans cette décision un arrêt passe-droit.
Par ailleurs la cour d’appel s’est permise de se substituer
au législateur pour décider ce qui était convenable
ou non dans l’organisation judiciaire. Pourtant, sauf leur
obligation de sanctionner la violation du droit communautaire par
le législateur, le rôle des cours et tribunaux est
d’appliquer la loi, et non de la juger. Depuis un arrêt
du 27 juin 1845 la Cour de cassation conclut à l’impossibilité
de mettre en cause la responsabilité du législateur
du fait du caractère prétendument fautif de ses lois.
Dans un jugement du 5 juin 1985, le tribunal de première
instance de Bruxelles décidait encore sagement qu’il
n’appartient pas au juge de contrôler le pouvoir législatif
et de se prononcer sur la conduite du législateur qui aurait
été prudent ou imprudent, négligent ou attentif,
le Parlement ne devant répondre de son travail que devant
le corps électoral.
Verra-t-on demain nos magistrats décider eux-mêmes,
demandais-je à l’époque, ce qui est convenable
ou non en matière de rémunération ?
Il n’a pas fallu attendre : Que ce soit à tort ou
à raison, nos magistrats se sont émus qu’une
prime à laquelle peuvent prétendre depuis trois ans
les fonctionnaires fédéraux, à savoir le pécule
de vacances majoré, d’abord à 80 puis à
92% de la rémunération (appelée dans le jargon
administratif la « prime Copernic ») ne leur ait pas
aussi été attribuée à eux. Qu’à
cela ne tienne : quelque 658 magistrats, rejoints ensuite par 203
autres collègues, ont introduit une action. Le jugement est
tombé le 24 mai dernier : il a décidé que la
prime devait être versée le mois suivant, sous peine
de paiement d’intérêts de retard de 25 euro par
jour, avec exécution provisoire. L’ardoise est salée
: les juges se sont ainsi accordés un complément de
salaire de 23 millions d’euros à charge du budget de
la Justice. Et leur arrêt a récemment été
confirmé par la cour d’appel de Bruxelles. Il lui aura
suffi de sept mois pour traiter ce dossier : il se confirme ainsi
qu’il n’existe pas d’arriéré judiciaire
quand la justice doit se servir !
Plus récemment, dans un arrêt du 28 juin dernier,
la cour d’appel de Bruxelles est même allée jusqu'à
remettre en cause les conclusions d’une commission parlementaire
d’enquête, chargée en 1997 « d’élaborer
une politique en vue de lutter contre les pratiques illégales
des sectes et le danger qu’elles représentent pour
la société et particulièrement les mineurs
d’âge ». Saisie des années après
la publication du rapport de la Chambre, approuvé en séance
plénière, par l’Église universelle du
Royaume de Dieu, qui y avait été accusée «
d’une vaste entreprise d’escroquerie » et qualifiée
de « véritable association criminelle dont le seul
but est l’enrichissement », la cour, sans pour autant
constater de faute dans le fonctionnement de la commission d’enquête,
a estimé que celle-ci avait manqué à un devoir
de prudence dans la rédaction du rapport et porté
ainsi atteinte à l’image de l’association, et
elle a condamné l’État à verser un euro
symbolique et à publier une synthèse de l’arrêt
dans deux journaux. Comme n’ont pas manqué de l’observer
les constitutionnalistes les plus distingués, il s’agit
là d’une violation flagrante de la Constitution qui
illustre tristement une pratique du gouvernement des juges de plus
en plus inquiétante à mes yeux, même s’il
se trouve, au nom de la liberté (!), des défenseurs
de l’opinion contraire (voy. D. Godefridi, « Sectarisme
parlementaire », La Libre Belgique du 28 octobre 2005, p.
14).
Dans ces conditions, la décision du juge de Bruges par laquelle
j’ouvrais cette page n’est pas surprenante, aussi regrettable
fût-elle !
Points
d'actualité antérieurs
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