L'ART
DE PLAIDER POUR LES ENTREPRISES
«
Devoir plaider, c’est perdre la première manche.
Autant bien plaider pour gagner la seconde ! »
Alain Zenner a pris récemment la direction du
département « Dispute Resolution » du
cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer. Nous lui avons demandé
ce qui lui paraît important pour bien défendre
les intérêts d’une entreprise confrontée
à un litige.
- C’est sur le fait que l’attention doit se
concentrer prioritairement. Cette évidence tient
peut-être de la lapalissade, mais M. de la Palice
ne mériterait-il pas de compter parmi les meilleurs
juristes ? Quelles sont les causes et circonstances exactes
du litige ? L’exposé qu’en présente
le client, au demeurant biaisé, est au surplus souvent
incomplet ou imparfait tant peuvent lui paraître évidents
certains aspects qui demeurent dès lors tus si l’avocat,
s’efforçant de comprendre, ne le pousse dans
ses retranchements sans crainte de paraître lui manquer
d’empathie. Je me souviens de ce dirigeant d’entreprise
que son premier conseil avait abandonné en rase campagne
tant sa version du litige paraissait difficile à
épouser, tout simplement parce qu’il passait
sous silence un élément décisif qui
lui paraissait aller de soi et qu’il imaginait que
son interlocuteur le réaliserait spontanément
!
J’ajoute que l’avocat n’est pas qu’un
juriste : il doit être ancré dans le vie de
tous les jours et suivre les mouvements économiques,
financiers, sociaux et moraux qui ne sont pas étrangers
aux décisions de justice.
Comprendre le fait, c’est être à
l’écoute du client ?
- Pas seulement du client. Pour saisir tous les aspects
d’un dossier, il faut aussi se mettre à l’écoute
de l’adversaire. Ce n’est qu’à
la barre, quand plaide leur confrère, que trop d’avocats
lui prêtent pour la première fois oreille;
il est alors évidemment trop tard pour corriger le
tir ! Je propose régulièrement à mes
confrères de faire l’effort de rédiger
conjointement l’exposé des faits à soumettre
au tribunal, en distinguant bien sûr ce qui fait accord
de ce qui nous oppose, et en exposant à cet égard
la version de chacune des parties. Il devrait s’agir
d’un exercice imposé, non seulement parce qu’il
facilite beaucoup la tâche du juge, mais d’abord
parce qu’il permet à l’avocat et à
son client de mieux comprendre le regard que pourra porter
un tiers sur le dossier.
On dit souvent que l’avocat est le premier juge
du dossier ?
- Il lui faut le courage de porter sur la demande qui lui
est faite un regard lucide. Une procédure ne doit
être engagée qu’en toute connaissance
de cause, tant des chances de succès que du coût
qu’il entraînera. Au risque de décevoir
le client, il faut pouvoir l’éclairer objectivement
sur les forces et les faiblesses de son dossier. Comme le
veut le dicton, un bon accord vaut toujours mieux qu’un
mauvais procès. Le dernier bulletin de la Conférence
du Jeune Barreau de Bruxelles rapporte ce jugement de Me
Emile Verbruggen, qui fut sans doute le plus brillant avocat
d’affaires de son époque, que plaider est «
une première défaite. Si l’on doit plaider,
c’est que l’on n’est pas parvenu à
convaincre son client des lacunes que peut présenter
son dossier ou bien son adversaire à qui l’on
a soumis les mêmes arguments que ceux que l’on
va soumettre au juge ».
Plaider, ajoutait mon confrère, est au surplus un
très grand luxe : cela coûte cher ; cela prend
beaucoup de temps. Quand je parle de coût, je n’évoque
pas seulement la procédure et les honoraires, mais
aussi le temps perdu à préparer le dossier
et à ressasser le passé plutôt qu’à
investir dans l’avenir. L’avocat qui entend
rendre service à son client privilégiera donc
toujours la conciliation à la procédure. A
l’occasion d’un congrès organisé
en septembre dernier par l’Association des juges consulaires
de Belgique, Mme Evenepoel, secrétaire générale
de Beci (Chambre de commerce et UEB fusionnés), déplorait
encore que tant d’avocats négligent les formes
alternatives de solution des conflits que sont la négociation
ou la médiation.
D’autant plus qu’il n’est pas toujours
aidé de prédire l’issue du litige ?
Car il y a le fait, certes, mais aussi le droit !
- Les aléas se multiplient en effet : avec l’obscurité
des lois ou la liberté que prennent les juges pour
s’en écarter au nom des principes, l’insécurité
juridique ne cesse de croître. Mais il est vrai que
l’avocat doit pouvoir sentir la direction dans laquelle
le juge pourrait aller, ce qui suppose qu’il en saisisse
la personnalité. Je ne plaiderais jamais hors de
Bruxelles une affaire importante devant un juge que je ne
connais pas sans m’adjoindre un confrère local,
qui aura l’accent et l’oreille du cru.
L’art oratoire n’anime plus les prétoires
civils. Que reste-t-il de l’éloquence judiciaire
?
- La clarté, sans laquelle il est vain d’exprimer
une vue du dossier qui ait quelque chance de s’imposer
à l’auditeur. Et l’esprit de synthèse.
Je déplore que les méthodes anciennes soient
aujourd’hui trop délaissées. Je ne rencontre
ainsi plus guère de confrères qui déposent
une note de plaidoirie. Or c’est celle-ci, plus que
la plaidoirie elle-même, qui me paraît déterminante
pour le jugement. La plaidoirie doit capter l’attention
du juge sur quelques aspects-clefs du dossier ; sauf à
le fatiguer elle ne doit jamais ambitionner de faire le
tour de tous les recoins du contentieux. C’est dans
la note de plaidoirie, avec l’abrégé
du litige et les références aux développements
en conclusions, que le tribunal peut trouver le squelette
de son jugement . Elle doit donner au juge l’envie
de vous donner raison. Sa rédaction permet d’ailleurs
de jeter un nouveau regard sur l’affaire, et d’y
mettre un enthousiasme renouvelé.
Je m’étonne aussi de voir tant de confrères
écarter le client du prétoire. Sauf circonstances
particulières, il est bon que celui-ci comprenne
mieux son affaire en assistant aux plaidoiries.
Rencontrez-vous beaucoup de chicaneurs parmi les responsables
d’entreprises ?
- En laissant de côté les impayés, il
est plutôt rare qu’une partie soit manifestement
de mauvaise foi. Dans le contentieux commercial, tant que
sont en cause les personnes qui se sont engagées
l’une envers l’autre, l’entente peut généralement
être préservée. Mais lorsque celles-ci
ont été remplacées à la suite
d’une promotion, d’une retraite, d’un
licenciement, leurs successeurs ne peuvent s’en référer
qu’à la convention, à la lettre plutôt
qu’à l’esprit de l’accord, et le
papier entre rarement dans tous les détails et toutes
les nuances de celui-ci. D’où des divergences
de vues sur son interprétation, et conflit.
Mais il arrive qu’à travers le procès,
certains dirigeants visent essentiellement à dégager
leur responsabilité dans un échec commercial.
L’avocat est alors prié de tirer à boulets
rouges tous azimuts sur l’adversaire ; un an plus
tard le remplaçant lui demandera comment se tirer
au mieux de ce guêpier au risque de transiger au prix
fort !
En voyant certaines affaires médiatiques, on
a parfois du mal à comprendre que des avocats fassent
autant trainer les procédures ?
- Il est des affaires où le passage du temps est
essentiel à une bonne appréciation, et il
n’y a alors rien d’honteux à ce que l’avocat
cherche à attendre le moment propice. Certaines entreprises
sont facilement mises au ban parce que leur comportement
déplaît à l’opinion publique qui
ne s’embarrasse pas de détails ni d’appréciations
objectives quand elle veut un exemple. Sous le coup de l’émotion,
des considérations bien reçues dans un procès
ordinaire font long feu, voire peuvent exciter la colère
des salles d’audience, ou même du tribunal.
Il faut pouvoir désamorcer pareil cycle, faire renvoyer
un procès, se ménager au moins un recours,
s’offrir de meilleures chances dans l’avenir.
N’y a-t-il pas de risque à déplaire
aux magistrats ?
- Indépendance de l’avocat et respect du juge
ne sont pas antinomiques. Il faut pouvoir ne pas craindre
l’hostilité du tribunal, par exemple en invoquant
des vices de forme. Un exemple (ancien) ? Le patron d’un
établissement financier me téléphone
en ne comprenant pas ce qui se passe : il a consenti le
matin même un crédit important en vue de la
restructuration d’une entreprise en difficulté,
et celle-ci a néanmoins été déclarée
en faillite d’office l’après-midi même
! Se croyant couvert par ses hypothèques, il me charge
de procéder au recouvrement. Je dois lui expliquer
que celles-ci n’ont manifestement pas pu être
inscrites aussi rapidement, et sont donc sans valeur : son
monde, et sa carrière, s’écroulent !
A l’examen du dossier j’aperçois que
le juge a déclaré la faillite sans avis du
ministère public, une pratique commune à cette
époque, mais déjà controversée.
Je demande la rétractation du jugement déclaratif
pour vice de forme : qu’importe le fond, si je puis
gagner le temps nécessaire pour satisfaire aux formalités
d’inscription avant une nouvelle déclaration
de faillite régulière. Le juge réfute
le moyen, mais la Cour de cassation l’admettra.