Le 18 décembre 2007
        A propos de l'art de plaider
 

"L'Écho" a publié le 10 décembre dernier une interview que m'avait proposée Laurent Marlière sur le thème de "l'art de plaider pour les entreprises".

Comme plusieurs interlocuteurs me reviennent avec des questions complémentaires, il me paraît utile de reproduire ici le texte intégral des questions posées, dont la rédaction du quotidien a par la suite, en fonction de l’espace disponible, établi une synthèse intitulée "Quand l’entreprise doit plaider".




 

L’article paru peut être téléchargé en visitant le menu "Activités politiques", sous-menu "Presse" de mon site.

Pour ceux d’entre vous qui seraient intéressés par le sujet, je vous invite à parcourir l’intégralité de l’interview que vous trouverez ci-dessous.

Bonne lecture !








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L'ART DE PLAIDER POUR LES ENTREPRISES

« Devoir plaider, c’est perdre la première manche. Autant bien plaider pour gagner la seconde ! »

Alain Zenner a pris récemment la direction du département « Dispute Resolution » du cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer. Nous lui avons demandé ce qui lui paraît important pour bien défendre les intérêts d’une entreprise confrontée à un litige.

- C’est sur le fait que l’attention doit se concentrer prioritairement. Cette évidence tient peut-être de la lapalissade, mais M. de la Palice ne mériterait-il pas de compter parmi les meilleurs juristes ? Quelles sont les causes et circonstances exactes du litige ? L’exposé qu’en présente le client, au demeurant biaisé, est au surplus souvent incomplet ou imparfait tant peuvent lui paraître évidents certains aspects qui demeurent dès lors tus si l’avocat, s’efforçant de comprendre, ne le pousse dans ses retranchements sans crainte de paraître lui manquer d’empathie. Je me souviens de ce dirigeant d’entreprise que son premier conseil avait abandonné en rase campagne tant sa version du litige paraissait difficile à épouser, tout simplement parce qu’il passait sous silence un élément décisif qui lui paraissait aller de soi et qu’il imaginait que son interlocuteur le réaliserait spontanément !

J’ajoute que l’avocat n’est pas qu’un juriste : il doit être ancré dans le vie de tous les jours et suivre les mouvements économiques, financiers, sociaux et moraux qui ne sont pas étrangers aux décisions de justice.

Comprendre le fait, c’est être à l’écoute du client ?

- Pas seulement du client. Pour saisir tous les aspects d’un dossier, il faut aussi se mettre à l’écoute de l’adversaire. Ce n’est qu’à la barre, quand plaide leur confrère, que trop d’avocats lui prêtent pour la première fois oreille; il est alors évidemment trop tard pour corriger le tir ! Je propose régulièrement à mes confrères de faire l’effort de rédiger conjointement l’exposé des faits à soumettre au tribunal, en distinguant bien sûr ce qui fait accord de ce qui nous oppose, et en exposant à cet égard la version de chacune des parties. Il devrait s’agir d’un exercice imposé, non seulement parce qu’il facilite beaucoup la tâche du juge, mais d’abord parce qu’il permet à l’avocat et à son client de mieux comprendre le regard que pourra porter un tiers sur le dossier.

On dit souvent que l’avocat est le premier juge du dossier ?

- Il lui faut le courage de porter sur la demande qui lui est faite un regard lucide. Une procédure ne doit être engagée qu’en toute connaissance de cause, tant des chances de succès que du coût qu’il entraînera. Au risque de décevoir le client, il faut pouvoir l’éclairer objectivement sur les forces et les faiblesses de son dossier. Comme le veut le dicton, un bon accord vaut toujours mieux qu’un mauvais procès. Le dernier bulletin de la Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles rapporte ce jugement de Me Emile Verbruggen, qui fut sans doute le plus brillant avocat d’affaires de son époque, que plaider est « une première défaite. Si l’on doit plaider, c’est que l’on n’est pas parvenu à convaincre son client des lacunes que peut présenter son dossier ou bien son adversaire à qui l’on a soumis les mêmes arguments que ceux que l’on va soumettre au juge ».

Plaider, ajoutait mon confrère, est au surplus un très grand luxe : cela coûte cher ; cela prend beaucoup de temps. Quand je parle de coût, je n’évoque pas seulement la procédure et les honoraires, mais aussi le temps perdu à préparer le dossier et à ressasser le passé plutôt qu’à investir dans l’avenir. L’avocat qui entend rendre service à son client privilégiera donc toujours la conciliation à la procédure. A l’occasion d’un congrès organisé en septembre dernier par l’Association des juges consulaires de Belgique, Mme Evenepoel, secrétaire générale de Beci (Chambre de commerce et UEB fusionnés), déplorait encore que tant d’avocats négligent les formes alternatives de solution des conflits que sont la négociation ou la médiation.

D’autant plus qu’il n’est pas toujours aidé de prédire l’issue du litige ? Car il y a le fait, certes, mais aussi le droit !

- Les aléas se multiplient en effet : avec l’obscurité des lois ou la liberté que prennent les juges pour s’en écarter au nom des principes, l’insécurité juridique ne cesse de croître. Mais il est vrai que l’avocat doit pouvoir sentir la direction dans laquelle le juge pourrait aller, ce qui suppose qu’il en saisisse la personnalité. Je ne plaiderais jamais hors de Bruxelles une affaire importante devant un juge que je ne connais pas sans m’adjoindre un confrère local, qui aura l’accent et l’oreille du cru.

L’art oratoire n’anime plus les prétoires civils. Que reste-t-il de l’éloquence judiciaire ?

- La clarté, sans laquelle il est vain d’exprimer une vue du dossier qui ait quelque chance de s’imposer à l’auditeur. Et l’esprit de synthèse.

Je déplore que les méthodes anciennes soient aujourd’hui trop délaissées. Je ne rencontre ainsi plus guère de confrères qui déposent une note de plaidoirie. Or c’est celle-ci, plus que la plaidoirie elle-même, qui me paraît déterminante pour le jugement. La plaidoirie doit capter l’attention du juge sur quelques aspects-clefs du dossier ; sauf à le fatiguer elle ne doit jamais ambitionner de faire le tour de tous les recoins du contentieux. C’est dans la note de plaidoirie, avec l’abrégé du litige et les références aux développements en conclusions, que le tribunal peut trouver le squelette de son jugement . Elle doit donner au juge l’envie de vous donner raison. Sa rédaction permet d’ailleurs de jeter un nouveau regard sur l’affaire, et d’y mettre un enthousiasme renouvelé.

Je m’étonne aussi de voir tant de confrères écarter le client du prétoire. Sauf circonstances particulières, il est bon que celui-ci comprenne mieux son affaire en assistant aux plaidoiries.

Rencontrez-vous beaucoup de chicaneurs parmi les responsables d’entreprises ?

- En laissant de côté les impayés, il est plutôt rare qu’une partie soit manifestement de mauvaise foi. Dans le contentieux commercial, tant que sont en cause les personnes qui se sont engagées l’une envers l’autre, l’entente peut généralement être préservée. Mais lorsque celles-ci ont été remplacées à la suite d’une promotion, d’une retraite, d’un licenciement, leurs successeurs ne peuvent s’en référer qu’à la convention, à la lettre plutôt qu’à l’esprit de l’accord, et le papier entre rarement dans tous les détails et toutes les nuances de celui-ci. D’où des divergences de vues sur son interprétation, et conflit.

Mais il arrive qu’à travers le procès, certains dirigeants visent essentiellement à dégager leur responsabilité dans un échec commercial. L’avocat est alors prié de tirer à boulets rouges tous azimuts sur l’adversaire ; un an plus tard le remplaçant lui demandera comment se tirer au mieux de ce guêpier au risque de transiger au prix fort !

En voyant certaines affaires médiatiques, on a parfois du mal à comprendre que des avocats fassent autant trainer les procédures ?

- Il est des affaires où le passage du temps est essentiel à une bonne appréciation, et il n’y a alors rien d’honteux à ce que l’avocat cherche à attendre le moment propice. Certaines entreprises sont facilement mises au ban parce que leur comportement déplaît à l’opinion publique qui ne s’embarrasse pas de détails ni d’appréciations objectives quand elle veut un exemple. Sous le coup de l’émotion, des considérations bien reçues dans un procès ordinaire font long feu, voire peuvent exciter la colère des salles d’audience, ou même du tribunal. Il faut pouvoir désamorcer pareil cycle, faire renvoyer un procès, se ménager au moins un recours, s’offrir de meilleures chances dans l’avenir.

N’y a-t-il pas de risque à déplaire aux magistrats ?

- Indépendance de l’avocat et respect du juge ne sont pas antinomiques. Il faut pouvoir ne pas craindre l’hostilité du tribunal, par exemple en invoquant des vices de forme. Un exemple (ancien) ? Le patron d’un établissement financier me téléphone en ne comprenant pas ce qui se passe : il a consenti le matin même un crédit important en vue de la restructuration d’une entreprise en difficulté, et celle-ci a néanmoins été déclarée en faillite d’office l’après-midi même ! Se croyant couvert par ses hypothèques, il me charge de procéder au recouvrement. Je dois lui expliquer que celles-ci n’ont manifestement pas pu être inscrites aussi rapidement, et sont donc sans valeur : son monde, et sa carrière, s’écroulent ! A l’examen du dossier j’aperçois que le juge a déclaré la faillite sans avis du ministère public, une pratique commune à cette époque, mais déjà controversée. Je demande la rétractation du jugement déclaratif pour vice de forme : qu’importe le fond, si je puis gagner le temps nécessaire pour satisfaire aux formalités d’inscription avant une nouvelle déclaration de faillite régulière. Le juge réfute le moyen, mais la Cour de cassation l’admettra.