Un «coup de poing» publi-citaire

Sans Clabecq et les fameux coups de poing, y aurait-il eu Alain Zenner en politique ?
Mes yeux pochés m’ont en effet valu une large vague de sympathie. Je l'ai raconté dans mon livre sur la saga des Forges, un moment très difficile de ma carrière. Cet épisode m’a par exemple permis d’être, sans campagne, le premier élu au bureau du PRL en 1997, après la réélection de Louis Michel à la tête du parti. Mais mon intérêt pour la politique était né bien avant…

N’empêche, ce contact physique entre un travailleur défendant son emploi et un grand bourgeois gantois francophone a marqué l’opinion…
L'image est caricaturale : les Gantois francophones n’étaient pas tous de grands bourgeois ! Nous vivions modestement, comme la plupart des gens d’ailleurs à l’époque, sur un seul salaire, sans chauffage central, sans télévision, sans vacances exotiques… Chaque sou était compté, chez nous. En revanche, mes parents consacraient beaucoup de temps à notre éducation, avec en priorité le souci de nous inculquer un sens des valeurs : la famille, le travail, la vérité, la simplicité…

Votre mère se consacrait à ses enfants. Et votre père ?
Mon père était magistrat. Il aurait aimé rester avocat, comme l’avait été mon grand-père, mais la guerre l’en avait empêché. C’était un homme modeste, qui n’était pas prêt à se mettre bien en cour en sacrifiant ses convictions pour briguer de l’avancement. Mais c’était un homme juste, et je me souviens combien, lorsqu’il était juge d’instruction, il avait de scrupules avant d’envoyer quelqu’un en prison.


Une enfance gantoise

Gand était tout de même un bouillon de culture francophone ?
Evidemment ! Je garde précieusement parmi mes livres de chevet les mémoires qui en ressuscitent l’histoire au siècle dernier : Les Bulles bleues de Maurice Maeterlinck, Une enfance gantoise de Suzanne Lilar, Mademoiselle d’autrefois de Charles d’Ydewalle, Nous, les petits de Claire de Visscher, Gand de ma jeunesse de Pierre Bondue. Autant d’odes qui témoignent de l’âme et de l’esprit de la cité où bouillonnait la culture francophone.

Je ne vous ai jamais vu sans un livre à portée de main. Quand vous en évoquez un qui vous a marqué, vous l'achetez par paquets et vous les offrez volontiers. Vous adorez les lettres ?
Oui, et ceci aussi, je le dois à ma famille. Mon père se passionnait pour les débats d’idées. Il aimait à recevoir régulièrement ses amis et de nouveaux venus à la maison, à discuter autour du feu. Leurs échanges étaient nourris par les écrits de philosophes d’avant-garde, comme Teilhard de Chardin. A treize ans, j’eus l’occasion de rencontrer Henri Guillemin aux Amitiés françaises. Sorti passionné de son exposé, je me suis mis à suivre régulièrement les conférences de ce foyer littéraire, ce qui m'a valu plus tard d’être engagé, parallèlement à mes études, comme chroniqueur à La Métropole, l’un des deux journaux locaux avec La Flandre Libérale. A l’époque, Gand était encore une ville de province, mais la vie culturelle y connaissait un large essor, tant en néerlandais qu’en français, d'ailleurs.

Les clivages actuels entre Nord et Sud du Pays n’existaient pas encore ?
C'est plus compliqué que cela. Comme beaucoup d’autres, ma famille a des racines de part et d'autre de la frontière linguistique. Les francophones gantois n’étaient pas tous des oppresseurs du peuple flamand. C’est ainsi que, avocat soucieux de participer au mouvement d’émancipation sociale, mon grand-père paternel fut parmi les premiers animateurs de la Conférence flamande du jeune barreau. Les lectures se faisaient dans les deux langues. Nous nous sentions aussi Wallons que Flamands.

Comment vivez-vous alors aujourd’hui les conflits communautaires qui, à la veille d’une année électorale, se sont ranimés une nouvelle fois ?
Soyons clairs : les enjeux sont essentiellement financiers. Les Flamands ont oublié ce que Bruxellois et Wallons leur ont apporté dans le passé, et ceux-ci ne le font pas assez valoir. Ils reprochent à un gauchisme dépassé de s’arc-bouter sur des compétences fédérales pour faire obstacle à des avancées à leurs yeux essentielles dans des domaines comme la sécurité, la maîtrise de certaines dépenses publiques, le développement économique. J’espère que les francophones ne tendront plus la sébile au détriment des principes. J’aimerais qu’ils aient plus de fierté, quitte à en payer le prix. Face aux revendications flamandes, mettons-nous en position de force pour faire valoir notre propre cahier de charges. Nous pourrons alors discuter d’égal à égal, et nous retrouver finalement plus unis.

Vous avez été élève à Sainte-Barbe, ce fameux collège des Jésuites ? Une expérience douloureuse ?
Pas du tout. Je suis resté très reconnaissant de l’enseignement qui m’y a été dispensé. Il était bien moins étriqué qu’on ne le présente de nos jours. Je dois notamment aux Jésuites de m’avoir appris les vertus du libre examen, de ne pas soumettre la pensée à une autorité extérieure, de n’accepter pour vrai que ce que l’on reconnaît comme tel par raison ou expérience propre : la recherche personnelle de la vérité, au-delà de tout dogme.

Un grand-père avocat, un père magistrat, votre carrière était toute tracée ?
J’ai eu la chance d’apprendre le droit en m’amusant. A dix ans, j'étais fasciné par la vieille machine à écrire Remington de mon grand-père. C'est difficile aujourd'hui de comprendre ce que représentait cet outil. Bref, je m’en étais fait offrir une par Saint-Nicolas. Trois ans plus tard, comme je me débrouillais assez bien et qu’il voulait me distraire, mon père me proposa pendant les vacances de Pâques de retranscrire l’un ou l’autre de ses jugements. Et j'ai pris le pli de cette manière. Dans une atmosphère de grande proximité entre père et fils. Tant que je suis resté sous le toit familial, je lui ai servi de secrétaire. Vers quinze ans – la photocopieuse n’existait pas encore – j'ai aussi transcrit un manuel consacré aux faillites et aux concordats.

Un travail qui vous a servi quelques fois depuis…
En effet. J’ai appris de la sorte, sur le tas, les grands principes du droit. Je me suis passionné pour le raisonnement juridique et la philosophie. Et, c'est vrai qu'en entrant à l’Université, j’étais déjà familier de l’essentiel des notions juridiques. Mes professeurs imaginaient que je deviendrais à mon tour magistrat. Mais mon père, qui continuait bénévolement à assister quotidiennement des indigents, m’avait inculqué la beauté de la profession d’avocat. Une profession que la guerre et ses misères l’avaient empêché de poursuivre. Je me sentais donc appelé par le barreau…

Et la politique ?
Il y avait à Gand quelques grandes figures de la vie politique de l’époque. Mon père les côtoyait, lié à eux par son goût du débat, sinon par des affinités plus proches. Théo Lefèvre, qui fut le dernier premier ministre à résider effectivement au Lambermont, entre 1961 et 1965, était son ami. Je jouais avec ses enfants en vacances à Duinbergen, où je me souviens l’avoir vu rédiger sa déclaration gouvernementale. Nous y avions le président du Sénat Paul Struye pour voisin, à la villa Saint-Yves. Je me rappelle que mon père portait aussi une grande estime à Jean Van Houtte, premier ministre en 1950, puis ministre des Finances. A une époque où le rôle linguistique ne limitait pas le champ d’action des grands professeurs, il enseignait le droit fiscal simultanément à Gand et à Liège. Je l'ai eu plus tard comme professeur.

Et puis, il y avait d’autres membres du corps académique qui étaient eux aussi engagés dans la vie politique. Je pense à Pieter Lambrechts, qui enseignait l'histoire en première candidature. Lorsqu’il fut coopté au Sénat, le 12 mai 1965, je suis allé assister à sa prestation de serment.

Au reste, il y a sans doute une part d’atavisme : en parcourant il y a quelques années une publication de la ville de Gand, j'ai découvert que mon arrière-grand-père y avait été conseiller communal. Puis que mon grand-père avait été conseiller provincial. C'est peut-être d’eux que m'est venu le goût de la politique.


L'aventure américaine… et parisienne

Vous terminez vos études, mais une fois votre doctorat en mains, vous partez pour les États-Unis… pour les reprendre ?
J'avais soif de découvrir le monde, et j'avais eu la chance d’obtenir une bourse d’études. En 1968 je me suis retrouvé à l’université de Princeton, pour un programme préparatoire en sciences politiques, puis à celle de Chicago, pour une maîtrise en droit comparé. J'ai découvert un système d’enseignement fondamentalement différent du nôtre, avec une discipline de travail bien plus astreignante mais tellement plus stimulante.

En quoi était-ce si différent ?
Il n’y avait pas de cours magistraux. La classe était consacrée à des échanges de vues critiques sur l’application des principes, que l’étudiant était censé avoir préalablement assimilés par l’étude des traités. On étudiait des cas concrets, exposés dans des répertoires de jurisprudence. Ce qui était récompensé, c’était l’intelligence plus que le bachotage, la créativité, plus que l’ânonnement. Pour moi, c'était la découverte d’un monde différent : une vie nouvelle commençait, ouverte sur le monde.

Vous vous êtes ensuite installé à Paris pour commencer votre carrière professionnelle ?
Oui, cette ouverture au monde, je souhaitais la poursuivre. Mais je tenais aussi à rester baigné dans la culture européenne. D’où ma décision d’accepter l’offre d’un cabinet international créé à Paris par Maître Samuel Pisar. J’y ai passé trois années passionnantes.

Maître Pisar était, dans tous les sens du terme, un homme exceptionnel. Né à Bialystok, en Pologne, il avait été déporté à Auschwitz à douze ans. Il était resté dans les camps jusqu’à la libération, quatre ans plus tard. Recueilli par un oncle demeurant en Australie, et partant, citoyen britannique, il avait poursuivi ses études de droit à Cambridge et Harvard. Il avait ensuite été nommé juriste à l’ONU et à l’Unesco, avant de rejoindre l’équipe de conseillers du Président John Kennedy et de se voir octroyer la nationalité américaine par acte spécial du Congrès. Après l’assassinat du président, il avait ouvert son cabinet dans le but de développer les relations entre l’Est et l’Ouest. Une manière de mettre en œuvre les principes qu’il avait défendus dans sa thèse d’agrégation, Coexistence and commerce. A l’époque de la guerre froide, son idée était que le meilleur vecteur de la paix résidait dans le développement des échanges économiques.

Lorsque je l'ai rejoint en 1969, il ne se consacrait pas encore exclusivement aux relations commerciales avec les pays de l’autre côté du rideau de fer, qui démarraient à peine. Il représentait en fait deux cabinets américains, l’un établi à Beverley Hills, orienté sur les arts de la scène et les medias, et l’autre à Wall Street, orienté sur l’économie et la finance. Il travaillait à la fois dans le show business et dans le corporate and finance.

Dans Le sang de l’espoir, le livre qu’il a consacré à sa vie, il évoque une clientèle colorée, faite de vedettes ou de grandes multinationales. L’expérience a dû être passionnante ?
Oui, j'ai été appelé d'emblée à traiter, avec une très grande liberté de travail, les dossiers envoyés par le cabinet de Wall Street. C'est ce qui est à la base de ma spécialisation ultérieure en droit économique et financier. Mais l’équipe était petite. Il est donc arrivé que je doive aussi assister des vedettes du cinéma ou du théâtre.

Vous pouvez donner quelques exemples sans trahir le secret professionnel ?
Bien sûr. Je me souviens de mon premier dossier : une Porsche avait été volée et il fallait résoudre un problème technique pour obtenir l’intervention de l’assureur. Il s'agissait du journaliste Pierre Salinger, qui avait été attaché de presse de Kennedy avant de devenir sénateur de Californie puis expert pour Europe I. Je me souviens encore de la fierté candide avec laquelle je lui ai personnellement tendu le chèque après avoir débrouillé le litige ! Il a été sensible à mon ardeur à le défendre, et m’a confié d’autres dossiers par la suite.

Vous vous êtes aussi occupé de la garde-robe de Ginger Rogers et des bijoux d’Elizabeth Taylor !
D'une certaine manière ! Ginger Rogers, la partenaire de Fred Astaire à la danse, se trouvait en bute à des tracasseries administratives : en déplacement à Paris, elle avait emmené sa garde robe de quelque trois cents pièces, mais les douanes françaises n’acceptaient pas d’y voir une importation temporaire ! Dans ce cadre, j'ai aussi participé à la négociation d’un régime spécial pour les artistes. Elizabeth Taylor en fut une des premières bénéficiaires : un statut d’entrepôt sous douane put être obtenu pour le coffre de la banque monégasque où était déposé le plus gros diamant du monde, un cadeau de son mari Richard Burton. Lorsque l’actrice le portait en collier au bal de la princesse Grace, un agent des douanes l’accompagnait pour le sortir du coffre avant la soirée et l’y redéposer à sa fin, et il ne quittait pas l’actrice entre-temps pour éviter toute substitution ! Un avocat du cabinet accompagnait l’agent et l’actrice.


Une dactylo de rêve...

Et puis, vous avez eu une dactylo célèbre...
C'est un autre souvenir amusant. C'était un vendredi soir. Catherine Deneuve voulait conclure rapidement un bail, mais son avocate appelée en urgence avait déjà quitté le bureau. Pisar me prie d’y aller à sa place. J'arrive avenue Georges Mandel. C'est Marcello Mastroianni lui-même qui m'ouvre la porte. Nous mettons au point avec les propriétaires les conditions de la location et je suggère à Mlle Deneuve un rendez-vous avec son avocate le lundi matin au cabinet pour la rédaction du contrat. Vous n’y pensez pas, me dit elle. Pendant tout le week-end, les propriétaires raconteront à leurs amis qui est leur nouvelle locataire, et ils suggéreront certainement que le loyer est trop faible. Il faut signer tout de suite. Vous n’avez pas de secrétaire ? Qu’à cela ne tienne. Dictez-moi le texte. Et voila Catherine Deneuve dactylographiant le bail sous ma dictée ! Ca ne s'oublie pas.

Par ailleurs, le cabinet travaillait aussi pour d’autres stars de l’époque, comme Yul Brynner, Ava Gardner, Roger Vadim, Jane Fonda… Même si mes interventions pour ces vedettes n’étaient qu’occasionnelles et secondaires, l’apprentissage qu’elles apportaient était très vivace. Et puis, j'ai encore eu la chance de me faire de nombreux amis parisiens, parmi lesquels Anne Sinclair, qui terminait ses études de sciences politiques. Je garde donc un très bon souvenir de cette époque.

Pisar, c’est aussi la politique ?
C’est d’abord la géopolitique. La publication d’une nouvelle thèse sur les relations Est-Ouest à l’université de Paris, sous la direction du professeur David, jette sur lui les feux des projecteurs. Elle est traduite en deux parties, les Armes de la Paix et Coexistence entre Est et Ouest, préfacées l’une par Valéry Giscard d’Estaing et l’autre par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Pisar est en contact suivi avec Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, anciens secrétaires d’État et conseiller de politique étrangère des présidents Nixon et Carter, qu’il a rencontrés à Harvard. J’ai eu la chance de croiser tous ces grands hommes. Comme je l’assistais dans ses recherches, et parfois dans ses conversations, il m’invitait à l’accompagner à diverses occasions. Il m'avait notamment chargé, au lendemain de la levée de la convertibilité de l’or, de préparer son audition par une commission du Sénat américain, où je l’ai accompagné. J'ai donc été amené à m’intéresser de près, à la fin des golden sixties, à l’évolution de l’économie internationale et aux causes de la crise qui s’annonçait et qui devait exploser en 1973. J'ai participé aux débats sur les dispositions à prendre pour y faire face et j'ai pu mesurer sur le terrain l’impact du politique…

Mais vous êtes à Paris à l'époque. Avec un regard intéressé sur la politique de ce grand pays ?
Oui, bien sûr, la politique française, en plein bouillonnement après la mort de de Gaulle, me passionnait aussi. Chaban-Delmas, premier ministre de Pompidou, cherchait à lancer une «troisième voie», avec Jacques Delors comme directeur de cabinet. JJSS – Jean-Jacques Servan-Schreiber – jouit alors d'une réputation exceptionnelle. Il vient de publier le Défi américain et il dirige L’Express. Il devient Secrétaire général des radicaux. A la sortie du film Zorba le Grec, les étudiants parisiens lui demandent de les soutenir dans leurs démarches pour obtenir la libération de Mikis Theodorakis, emprisonné par les colonels grecs. Celui-ci a pour avocat Pisar, de sorte que JJSS se tourne vers lui. Ils partent ensemble un week-end pour l’île de Skorpios, résidence de l'armateur Aristote Onassis qui vient d’épouser Jackie Kennedy. Pisar la connaît bien. Coup de chance, et de talent : ils en reviendront avec le musicien. Des liens d’amitié s’étant noués entre les deux hommes, Pisar prêtera main forte à JJSS pour sa première campagne électorale, à Nancy, quelques mois plus tard. Je serai aux premières loges pour assister à l'organisation des élections.

Et cela vous tente ?
Non, je me passionne à suivre le débat politique et à en situer les enjeux, mais je n'y songe pas pour moi-même. J’entends pratiquer comme avocat, mais comme le barreau français n’accueille pas d’étrangers en son sein à l’époque, je ne peux le faire qu’à Bruxelles.


Premiers pas au barreau…

Vous rentrez au pays, et vous êtes stagiaire du Bâtonnier van Ryn avant de démarrer à votre propre compte ?
Pour moi, c'est le temps du service militaire. Je suis candidat officier de réserve à la Force aérienne, et j'ai la chance de disposer d’une grande marge de liberté. Je la consacre au stage à Bruxelles en semaine et au cabinet parisien pendant des week-ends prolongés. Le Bâtonnier Van Ryn a, lui aussi, des convictions politiques : il est le fondateur du Rassemblement pour le Droit et la Liberté, un mouvement créé en 1963 par trois cents professeurs d’uni-

versité, à la suite du vote des premières lois linguistiques, avec l’objectif de promouvoir la lutte contre l’intolérance. En 1971, lors des premières élections organisées pour désigner les membres du Conseil d’agglomération de Bruxelles (la préfiguration du Parlement régional bruxellois), sa liste, soutenue par Paul-Henri Spaak, a obtenu la majorité absolue. Mais il se consacre essentiellement à l’enseignement et au barreau, et je trouverai chez lui les rudiments de ce métier. Indépendant de nature, j’ai évidemment envie de voler de mes propres ailes. D’où mon installation, avec un ami curateur, et l’ouverture de mon propre cabinet en septembre 1973.

Très vite l’on vous reconnaît comme spécialiste des domaines économique et financier ?
Dès le début de mon stage, j’ai consacré du temps à l'étude du droit financier. J'ai notamment publié la première étude parue en Belgique sur la responsabilité du banquier dans la distribution du crédit. J'ai bénéficié du soutien du Professeur Charley del Marmol, qui dirigeait la Revue de la Banque. Il prenait la peine de corriger mon travail au crayon rouge. Il m’a fait nommer chercheur au Centre d’études de droit comparé.

Et puis, il y a votre spécialisation dans les entreprises en perdition ?
Oui, je me suis intéressé aux entreprises en difficulté. A Paris je m’étais déjà occupé de cessions et d’acquisitions d’entreprises. La réorganisation de celles-ci en était le prolongement naturel. D’où mon intérêt pour la matière des faillites et des concordats, que j’ai par ailleurs enseignée à l’ULB. J’ai rencontré Jean-Louis Duplat qui était à l’époque substitut du procureur du Roi et chef de la section financière du parquet. C'était à l’occasion du premier méga-procès contre des dirigeants d’entreprise à la suite d’une faillite retentissante. Lorsqu’il a été nommé, un peu plus tard, président du tribunal de commerce de Bruxelles, il m'a désigné comme curateur, une fonction que j’ai accomplie pendant cinq ans avant de me consacrer exclusivement à ma clientèle. Je cite ces mentors, parce que je voudrais témoigner ici de la reconnaissance que je leur dois.


… et en politique

On est au milieu des années '80. C'est l'époque de vos premiers pas dans le monde politique ?
L’occasion m’a été donnée de m’en rapprocher lorsque Arnaud Decléty, un industriel du Tournaisis, a été nommé ministre de l’Économie Wallonne fin 1985. Il m’a désigné comme chef de cabinet adjoint. Pendant deux ans je me suis consacré à l’initiative industrielle publique, à l’expansion économique, à la recherche d’investissements étrangers, à la politique de l’énergie et à la réorganisation de certaines grandes entreprises wallonnes…

Une activité de ce type ne vous permettait pas d'exercer comme avocat ?
En effet, mais après ces deux années sabbatiques j’ai repris mon cabinet, tout en continuant à suivre l’actualité politique de plus près. Invité par Henri Simonet à figurer, à une place non éligible, sur la liste PRL pour la Chambre aux élections du 13 décembre 1987, je me suis battu pour faire un score honorable. J'ai récolté plus de 800 voix, et je me suis retrouvé d’office membre du comité directeur. Hervé Hasquin, qui venait d’être élu sénateur, m’a alors proposé de constituer avec lui un groupe de réflexion bruxellois, Perspectives libérales, et j’ai beaucoup apprécié cette collaboration. Lors des élections communales de septembre 1988, j’ai réalisé, à la dix-neuvième place, le premier score des nouveaux venus. A ce titre je me suis vu octroyer la cinquième suppléance aux élections qui ont suivi la création de la Région de Bruxelles-Capitale, en 1989, et j’ai été appelé à siéger en 1991.


Cherche technicien pour double temps plein

A ce stade, c’est le technicien qui émerge, plus que le politique ?
Oui, le travail qui m’était demandé par le groupe parlementaire était plutôt technique : je planchais sur les dossiers économiques et budgétaires, j’assurais le rapport de diverses commissions débattant de questions juridiques délicates. Je me suis évertué à servir ma formation politique, avec méthode et détermination, comme je servais mes clients. En même temps, je poursuivais d’ailleurs mon activité au barreau. Deux temps plein, en quelque sorte : un travail lourd mais qui m'a toujours permis de garder le contact avec la vie réelle, tout en travaillant au niveau politique.

On arrive à l'époque de la faillite des Forges de Clabecq, avec à la clé, une «certaine» notoriété…
J’ai donné ma vision de ce dossier, en réaction à celle de Roberto D’Orazio, dans le livre que j’y ai consacré. Je n’ai rien à y ajouter…


D'Orazio, blanchi... mais sanctionné

Tout de même : entre-temps il y a eu le procès des «13 de Clabecq», qui a acquitté D’Orazio ?
A sa sortie triomphale du Palais, devant un millier de ses supporters, D’Orazio et les siens ont clamé : Tous acquittés… sauf sur quelques petites virgules. La presse s’en est tenue à cette version, en oubliant même les «virgules»… Mais il serait faux de croire que D’Orazio ait été blanchi ! La cour a évidemment retenu les infractions dépassant le cadre de l’action syndicale, et notamment celles dont il s'était personnellement rendu coupable. Il a donc été triplement sanctionné : pour outrage à un commissaire de police, lors de la «descente» de la délégation sur le commissariat de Tubize le jour de l'aveu de la faillite, pour menaces à l'égard de curateurs, d'un juge commissaire et de leurs enfants lors de la ratonnade du 7 février à Ittre, et enfin pour la rixe avec un automobiliste Avenue Louise. Tout cela n'avait évidemment rien à voir avec la défense des intérêts des travailleurs. Comme tout primo-délinquant, D’Orazio a cependant bénéficié de la suspension du prononcé de la peine. Mais il a été condamné à me verser l'euro symbolique que j'avais demandé à titre de réparation.


A la Haute assemblée…

Après Clabecq, il y a le Sénat. Vous entrez au plein sens du terme dans votre carrière politique ?
Louis Michel m’a demandé de l’aider à établir le programme économique du parti, axé sur le redressement de la Wallonie. Et, pendant l’hiver 1998-1999, je l’ai accompagné dans une tournée des fédérations pour exposer ce programme et en débattre publiquement. Je me suis aussi investi à ses côtés pour la campagne électorale. Il m’avait proposé de poursuivre ce travail au Sénat, et j’y suis entré après les élections de juin 1999.

On vous y a vu très actif dans le dossier de l’euthanasie, avec le souci de concilier les points de vue ?
Dans un dossier aussi délicat, qui touche à la vie et à la mort, j’ai toujours pensé qu’il fallait rechercher le consensus le plus large possible. C’est ce qui m’a amené dans un premier temps à m’associer à l’opposition pour demander des auditions, de manière à ouvrir un large débat ; avec celle d’Armand De Decker, ma voix a été déterminante. Puis, dans un deuxième temps, je me suis efforcé de rédiger un projet alternatif, de manière à rapprocher les points de vue. Au bout du compte, grâce à l’adoption d’une série d’amendements, un très large accord a été trouvé pour soutenir un texte commun qui a été adopté et confirmé par la Chambre.

Là, il s’agit bien de politique ?
Oui, il ne s’agit pas seulement de concilier des points de vue. Pour faire bouger les choses, il faut trouver des accords. C’est évidemment autre chose que de jeter sur la table des solutions toutes faites, sur lesquelles aucune majorité ne peut se dégager. Cela requiert un travail en profondeur, qui est souvent bien moins médiatique que les effets d’annonce… Mais n’est-ce pas particulièrement ce que l’on pourrait attendre du Sénat ?

En novembre 1999, Daniel Ducarme vous a appelé à ses côtés à la tête du parti…
A l’avant-veille de son élection à la présidence, Daniel Ducarme m'a invité à l’accompagner dans des sections pendant le week-end. Et, pendant le trajet, il m’a demandé d’assumer les fonctions de chef de cabinet.

Une fois encore, un travail enrichissant au niveau politique ?
Une tâche de cet ordre n’est jamais facile, mais j’ai beaucoup apprécié mon travail aux côtés de Daniel Ducarme. Tout le monde était conscient de son flair politique. Les observateurs connaissaient moins toutefois sa capacité de vision : il avait déjà conçu le rapprochement avec le FDF et le MCC au sein d’un unique mouvement réformateur. Si vous relisiez son premier discours, rédigé de sa propre main, comme toutes ses interventions importantes, et prononcé le 12 décembre 1999, vous verriez que la voie était toute tracée, même si elle n’était pas encore perceptible par le profane. J’ai aussi beaucoup apprécié sa persévérance. Il s’est imposé à force de travail et de talent. Il s’est aussi confirmé comme un négociateur particulièrement habile, tant dans les dossiers institutionnels que dans la refondation de notre mouvement politique.


… puis au gouvernement

Mais, en entrant au gouvernement fédéral, vous avez été forcé de prendre du champ ?
Je lui suis pourtant resté proche, continuant à le seconder régulièrement. Daniel apprécie le travail d’équipe : il aime «chasser en meute». Il a aussi besoin de sonder régulièrement la base de manière à se sentir soutenu dans son action : il n’a pas attendu Jean Pierre Raffarin pour faire un «travail de proximité» ! J’ai fait partie de la petite équipe avec laquelle il a préparé la création du mouvement réformateur. Je n’ai pas cessé de lui monter des dossiers. C'est passionnant, vous savez ! J'ai pris plaisir à élargir mes propres horizons à sa demande. J’ai continué à l’accompagner sur le terrain, en Wallonie comme à Bruxelles. J'ai appris à apprécier le contact des militants sans me borner aux frontières de ma circonscription électorale.

Vous l'expliquez, l’action politique est complexe. Il ne suffit pas d'apporter une solution clé sur porte. Il y a des limites aux moyens que l'on peut mettre en oeuvre. Vous êtes néanmoins un optimiste de nature ?
J’incline plutôt à voir le côté positif des choses. Au demeurant, le tout est de distinguer le verre à moitié plein du verre à moitié vide.

A la vue des impôts qui nous frappent, vous arrivez encore à voir le verre à moitié plein ?
Plus que ça ! On se plaint souvent de nos impôts, non sans raison. En 2001, une étude de la revue américaine Forbes Global mesurant la pression fiscale sur les contribuables dans une trentaine de pays l’avait encore confirmé : nous arrivions en deuxième position, derrière les Français ! Le niveau de nos charges fiscales et parafiscales devait donc impérativement être réduit ; j’y reviendrai.

Mais vous faites valoir que la réalité du problème ne doit pas masquer d’autres aspects positifs, comme ce que nous réalisons en termes de prospérité et de bien-être ?
C'est clair ! Comme l’a observé la reine Paola dans son interview du 11 septembre 2002, donnée à l’occasion de son anniversaire, les Belges ont trop tendance à se sous-estimer. Savez-vous que la Belgique figure au top 5 des 38 pays européens, derrière le Luxembourg, la Suisse, l’Islande et la Norvège, pour ce qui concerne le pouvoir d’achat relatif de la population ? C’est-à-dire ce que sa population peut s’offrir, compte tenu de ses revenus disponibles et des prix en vigueur dans notre pays ! Et si l’on tient compte de critères humains plutôt que du seul niveau de richesse, tels que l’espérance de vie, le taux d’alphabétisation ou la scolarisation, nous gagnons encore une place. Dans le classement du Rapport mondial sur le développement humain publié par les Nations unies en août dernier, nous sommes quatrième sur les 173 pays pris en considération, et deuxième au sein de l’Union européenne, n’étant devancés que par la Norvège, la Suède et le Canada.

Pourtant on avance souvent que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres…
C’est vrai que la répartition des richesses est encore inégale. Il faut donc persévérer dans nos efforts pour aider les plus défavorisés à progresser davantage. Ceci dit, il suffit de comparer les images d’actualité de l’après-guerre à celles de nos jours pour relativiser le niveau actuel de misère. En un demi-siècle, avec le développement de la sécurité sociale et de notre économie, notre niveau de vie s’est considérablement accru. Tout le monde en profite. Et pourquoi être envieux, si l’ensemble de la population progresse ?

En Flandre, nos voisins du Nord sont souvent cités en exemple. Ne s’en sortent-ils pas mieux que nous ?
Tout y serait mieux ordonnancé que chez nous, entend-on dire effectivement de temps à autre. Par exemple dans le domaine de la création d’entreprise. Faux ! a expliqué l’année dernière Unizo, l’union des classes moyennes flamande. Pour créer une entreprise en Belgique, il faut 42 jours ouvrables ; ce délai est de 66 jours en France, de 68 aux Pays-Bas, et de 90 en Allemagne. La proportion d’entrepreneurs dans la population atteint chez nous 11,6 %, pour 10,2 % en Hollande. Quant au coût de la création d’une entreprise, il s’élève en moyenne à 2.382 dollars dans notre pays, pour 4.428 aux Pays-Bas.

Nous méconnaissons trop nos progrès ! Comme l’a souligné le Premier ministre dans sa déclaration de politique fédérale du 8 octobre dernier, dans les années nonante, la croissance affichée par la Belgique était systématiquement inférieure à celle de nos voisins du nord. Elle affiche ces dernières années des chiffres identiques. Dans les années nonante, nous avions les déficits budgétaires les plus élevés d’Europe. Comparés à nos voisins, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas, nous sommes encore aujourd’hui le seul pays qui atteint l’équilibre budgétaire. Dans les années nonante, l’État dépensait en moyenne 52 % du revenu national. Ce chiffre est aujourd’hui de 48,5 % En 1998, le chômage en Belgique frappait encore 9,3 % de la population active. A l’heure actuelle, les chiffres du chômage sont toujours inférieurs d’un quart, et ils sont en deçà de la moyenne européenne. Ça ne veut pas dire qu’il n’y pas de problème, comme le soulignait M. Verhofstadt. Mais voyons un peu plus ce qui va bien…


Tous pourris, les politiques ?

Revenons à la vie politique. Vous avez pu noter que nos concitoyens ont du monde politique une vision réductrice. «Tous pourris», les hommes politiques, comme les patrons des multinationales ? L'éthique n'est plus à la mode ?
Certes il y a de trop fréquentes confusions d’intérêt. Et puis, la transparence est insuffisante. Faut-il pour autant en conclure à une régression du sens moral ? D’où vient-on ? Oublie-t-on la vénalité des charges sous l’Ancien Régime, la corruption organisée, Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, se faisant payer par l’Angleterre pour conclure des traités ? Louis-Philippe, faisant don personnel à ses enfants du patrimoine de la France ? Aujourd’hui tout est médiatisé : de là ce sentiment de régression. En réalité, j’en suis convaincu, l’éthique gagne du terrain, tant dans le monde des affaires d’ailleurs que dans le monde politique. Ce qui n’empêche qu’il y ait encore beaucoup à faire…

On peut comprendre cette vision dans le chef de l'optimiste que vous êtes. Tout va donc si bien ? On aimerait vous croire...
L’optimisme ne débouche pas nécessairement sur la naïveté, bien au contraire ! Et il ne fait pas obstacle au volontarisme. J’ai la conviction que nous pouvons avoir prise sur le cours des choses, pour autant que nous le voulions vraiment et que nous y consacrions l’effort nécessaire. Il est vrai que la possibilité de mener une action politique à long terme suscite trop souvent le scepticisme. Mais je considère pour ma part qu’une volonté politique ferme et durable permet de réaliser des objectifs fondamentaux, même si ceux-ci peuvent paraître hors de portée au départ.

Vous pouvez appuyer votre credo par des exemples ?
Bien entendu. Songez par exemple au redressement de nos finances publiques. Nous avons mis un point d’orgue à vingt ans d’efforts en la matière : lorsque nous sommes arrivés au gouvernement, nous avons rétabli l’équilibre de notre budget, ce qui ne s’était pas vu depuis cinquante ans ! Notre endettement, qui avait culminé à près de 140 % du PIB, se rapproche de la barre des 100 % et devrait continuer à se réduire grâce à «l’effet de boule de neige inversé». Chaque année les charges d’intérêts sur la dette se réduisent ainsi substantiellement, ce qui libère autant de marges de manœuvre pour réduire la fiscalité qui pèse sur les travailleurs, pour améliorer les conditions de vie de nos concitoyens, pour garantir les pensions des futurs retraités...

Bien sûr la croissance nous a aidés ; mais ce qui a compté avant tout, c’est, sauf entre 1988 et 1991, la détermination de toute une génération de responsables qui, quelle que soit leur vision politique, se sont unis pour atteindre ce résultat.

Cette même détermination à long terme, anime-t-elle votre propre action aux Finances, ainsi que celle du ministre Didier Reynders aux côtés duquel vous travaillez ?
Bien évidemment. De toute évidence, le jour où j’ai été nommé, j’ai compris que la réalisation des objectifs qui m’étaient assignés nécessiterait un effort continu sur plusieurs années. C'est assez technique, évidemment, sur certains points, mais les retombées pratiques sont réellement intéressantes pour le citoyen. On peut analyser cela dans le détail, si vous le voulez ?

Lire la préface
(Chapitre 1) Lire "Alain Zenner, de A à Z"
(Chapitre 2) Lire "Réformer notre culture fiscale"
(Chapitre 3) Lire "Vous pouvez me simplifier tout cela ?"
(Chapitre 4) Lire "Sus à la pègre fiscale"
(Chapitre 5) Lire "Zenner, commissaire à la simplification…
politique ?"

Lire la conclusion

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