2 – Réformer notre culture fiscale

Baisser les impôts, mais aussi changer les méthodes de taxation

Vous êtes nommé, le 25 octobre 2000, commissaire du gouvernement chargé de la simplification des procédures fiscales et de la lutte contre la grande fraude fiscale. Un titre démesuré mais qui dit bien ce qu’il veut dire. Nous nous sommes rencontrés à ce moment, et vous avez insisté d’emblée sur le principe d'un renouvellement de la culture d'entreprise des administrations fiscales. N’aurait-on pu plus simplement vous nommer commissaire à la Nouvelle culture fiscale ?

C’est effectivement le concept que j’ai imaginé pour ramasser nos objectifs politiques en matière fiscale. C'est aussi le titre que j’ai donné à mon plan d’action. J'ai décliné cette « nouvelle culture fiscale » en deux axes regroupant trois volets. D’une part la baisse des impôts, qui avait déjà été entreprise par Didier Reynders. De l’autre le changement si nécessaire des méthodes de taxation et de contrôle, pour faciliter la vie fiscale des contribuables et réorienter la lutte contre la fraude fiscale, avec la priorité donnée au combat contre la criminalité organisée.

Je vous ai demandé à ce moment si vous n'aviez pas l'impression de vous lancer sur trop de fronts simultanés...
Je m'en souviens mais, comme hier, j’insiste sur le fait qu’il s’agit là d’un projet d’ensemble dont les volets sont indissociables. Il semble impossible d’avancer sur l’un d’eux sans progresser concomitamment sur les autres. On entend souvent nos concitoyens se justifier de ne pas respecter la loi fiscale par la considération qu’ils se trouveraient en état de légitime défense. Cet argument ne perdra tout fondement que le jour où ils seront convaincus, non seulement que la pression fiscale est redevenue raisonnable, par rapport à la moyenne européenne, mais encore qu’ils sont traités par le fisc en toute loyauté et transparence et que l’on s’attaque aussi, et d’abord, aux gros poissons plutôt qu’aux seuls petits.

5 milliards d'euros d'impôts en moins…

Premier axe – on y revient : la baisse des impôts. Vous faites valoir qu’il s’agit d’une nécessité, plutôt que d’un cadeau. C'est une constante dans le discours des libéraux ?

Sous les législatures précédentes, notre fiscalité avait atteint des sommets inadmissibles. Entre 1990 et 1999, la pression fiscale globale s’était accrue de 3 % du produit intérieur brut. A l’issue de cette période, notre handicap fiscal par rapport à la moyenne européenne était estimé à 4,5 % du PIB. En moyenne, les Belges payaient donc 450 milliards de francs de l’époque de plus que les ressortissants des autres pays membres. Or trop d’impôt tue l’impôt : toute fiscalité excessive est toujours contre-productive et constitue une menace directe pour notre bien-être.

C'est vrai qu'il s'agit d'un message répété de longue date par les libéraux. Avec raison. Car, si nous voulons préserver nos acquis sociaux, il faut stimuler la création de richesses, c’est-à-dire l’investissement et, à plus courte échéance, la consommation. Tout se tient. Il est vrai qu’on ne construit pas la prospérité publique sur un désert social. Mais, inversement, on ne produit jamais de bien?être social dans un désert économique. L’économique sans le social est inutile ; le social sans l’économique est intenable. Contraintes de l’économie et aspirations du social doivent être réconciliées. C’est sur ce constat que repose la philosophie de l’État social actif.

Un constat établi scientifiquement ?

Les travaux de l’économiste américain Arthur Laffer ont théorisé ce constat, en tentant de démontrer qu’au-delà d’un certain point toute augmentation d’impôt en réduit la recette : la courbe de Laffer se présente dès lors comme une cloche. La baisse de la redevance radio-télé a illustré le phénomène inverse en Flandre il y a quelques années, et les données produites récemment par le ministre flamand du Budget sur les effets de la réduction des droits de succession et d’enregistrement le confirment : la recette globale des impôts réduits est supérieure à celle de l’impôt antérieur !

Il faut donner pour recevoir en quelque sorte ?

Mais, soyons de bon sens : pour que l’on puisse payer des impôts, il convient qu’il y ait des revenus imposables et que ceux-ci, après prélèvement de l’impôt, permettent aux contribuables modestes et moyens d’encore vivre décemment. C’est-à-dire de dépenser puisque les dépenses, à leur tour, sont génératrices d’impôts collatéraux.

Ceci nécessite un équilibre qui, soit dit en passant, fut déjà décrit en 1861 par Alfred Jarry dans UBU ROI, comme me l’a rapporté M. Raymond Krockaert, l’un de nos meilleurs fiscalistes. UBU venait d’usurper le trône de Pologne et faisait l’objet de la recommandation suivante de la part de son chef de cabinet : Si tu ne fais pas distribuer au peuple de l’or et des viandes, tu seras renversé d’ici deux heures. Cette suggestion fut accueillie par le Roi avec, pour dire le moins, quelque réserve : Des viandes, oui ; de l’or, non ! Alors abattez trois vieux chevaux, c’est bien bon pour un tel peuple. Je veux m’enrichir et ne lâcherai pas un sou. Sur quoi la réplique du chef de cabinet fut la suivante : Mais, Père UBU, si tu ne fais pas de distribution, le peuple ne pourra pas payer tes impôts… et l’on jeta les pièces d’or au peuple !

D’où la réforme fiscale…

Il fallait impérativement réduire notre handicap. D’où l’ensemble des mesures prises à l’initiative de Didier Reynders, avec le succès que l’on sait : le « stop fiscal », la réindexation des barèmes, la suppression de la cotisation complémentaire de crise et la réforme de l’impôt des personnes physiques.

Tout cela représente à terme quelque 5 milliards d’euros de réduction de notre niveau de taxation, soit plus de 18 % de baisse en 2004 et plus de 23 % en 2006, par rapport à ce qu’il aurait été à politique inchangée. C’est déjà un succès remarquable. Mais il reste une partie du retard à résorber. Notre volonté, comme réformateurs, est donc de poursuivre l’effort au-delà de cette législature, sur le long terme, pour arriver à nous aligner sur la moyenne européenne.

La réforme de l’impôt des sociétés a été conçue dans le même esprit : au-delà de la baisse du taux ordinaire de 39 à 33 %, qui nous rapproche de cette moyenne européenne, elle comporte des mesures particulièrement bénéfiques pour les PME et les indépendants. Ce n'est pas aussi simple qu'il y paraît : songez, à titre d’exemple, au bras de fer qu’il a fallu engager avec le pôle des gauches pour préserver la déductibilité intégrale des frais réels de carburant !

D’aucuns parlent de cadeaux aux riches contribuables ou aux entreprises…

Ce n’est pas sérieux : savez-vous qu’un travailleur était déjà taxé à 50 % à partir de 56.500 francs net par mois ? En réalité, ces réformes sont profondément sociales. La réduction de l’IPP profite d’abord aux bas et aux moyens revenus : ainsi, la suppression des taux maxima d’imposition de 55 et de 52,5 % ne représente que 7 milliards de francs sur un coût global de 135 ! Et la réforme de l’impôt des sociétés profite aux PME bien plus qu’aux grandes entreprises, et est créatrice d’emplois. Tout cela contribuera manifestement au bien-être de chacun. Quels que soient les discours, tous les parlementaires en sont bien conscients : aucun d’entre eux, même dans l’opposition, n’a d’ailleurs voté contre ces réformes !

… et plus d’élégance dans la manière

Vous ajoutez aussi que, pour stimuler la création de richesse, il n’y a pas que le niveau de taxation qui est en cause. La manière est tout aussi importante. C’est votre second axe.

Des méthodes de taxation inappropriées découragent tout autant l’investissement que des impôts élevés. Lorsqu’une entreprise ignore comment sera appliquée la loi, lorsque les formalités que lui impose le fisc sont trop lourdes, lorsque les contrôles sont trop tatillons, elle préfère s’installer sous des cieux plus cléments. Lors d’un débat sur la sécurité juridique en matière fiscale à la FEB, en novembre dernier, le patron du service fiscal d’une de nos grandes entreprises en a fourni un exemple malheureux, mais très concret. Son groupe, a-t-il expliqué, venait de renoncer à un très important investissement de développement en France parce que ni l’administration ni ses propres conseillers fiscaux ne parvenaient à définir précisément toutes les conséquences financières de l’opération envisagée. Le sort fiscal en était à ce point incertain que l’opération a été annulée.

D’ailleurs, une des leçons qui se dégagent de l’étude de l’évolution historique des formes de résistance à l’impôt est que, dans le degré d’acceptation de l’impôt, les modalités d’administration sont aussi importantes que son niveau. Simplifier la vie des contribuables, mieux cibler la lutte contre la fraude, c’est donc un enjeu fondamental.

Les gens ont effectivement l'impression d'être la cible d'une organisation toute puissante, capable d'acharnement. Il y a évidemment dans les histoires colportées une part d'exagération, mais il y a aussi du vrai ?

Le problème est réel : les voix qui déplorent le caractère de plus en plus conflictuel que revêtent certains contrôles fiscaux se sont à ce point multipliées qu’il n’est pas possible de l’ignorer. Il est temps de revenir à plus de transparence et à plus de mesure. Dans le cadre de la simplification fiscale, mon action passe d’ailleurs par le remodelage des rapports entre le fisc et les contribuables. Nos concitoyens doivent être traités avec toute l’attention et la loyauté nécessaires, un peu comme des clients d'une entreprise privée. Il est donc impératif de poursuivre et d’intensifier les efforts en faveur d’une administration fiscale plus positive, moins inutilement tatillonne. La hiérarchie des Finances en est d’ailleurs très consciente et a publié en juillet 2002 une directive en ce sens, qui traduit la perception nouvelle de ses dirigeants.

Il est plus facile de s'attaquer aux petits, dit-on, alors que les gros fraudeurs ont les moyens d'échapper aux pandores...

C'est un autre volet de ma mission : la réorientation de la lutte contre la fraude, avec la priorité donnée à la fraude grave et organisée. C'est évident : il faut se fixer des priorités et s’attaquer avant tout à la criminalité organisée, plutôt qu’à ceux qui respectent fondamentalement nos lois. Vous savez, c’est évidemment tellement plus facile de s’en prendre au chômeur que sa situation serrée incite en fin de mois à faire quelques heures de travail au noir chez son voisin, c’est plus facile d’imposer des suppléments d’impôt à un petit indépendant en ergotant sur des frais kilométriques, que de se plonger dans la complexité de gros dossiers ou d’affronter les mafias. Mais ce n’est pas comme cela qu’on fait avancer l’économie et progresser le pays. Il faut en réalité lutter là où la nécessité s’en fait le plus sentir.

Il y a apparemment une volonté de casser une image préconçue, qui est celle de dire qu’aujourd’hui la fiscalité touche beaucoup plus proportionnellement les petits que les gros ?

Disons le clairement : dans le passé, la loi n’était pas appliquée de manière égale à tous, aux puissants comme aux faibles. On disait que le code civil était pour les riches, et le code pénal pour les pauvres. A cet égard les choses ont beaucoup progressé dans notre pays depuis vingt ans, mais il faut continuer ce combat pour une application égale de la loi, indépendamment de la puissance des personnes ou des organisations en cause.

Pour être plus parlant, je fais souvent cette comparaison avec la police de la route : il est évidemment plus facile de verbaliser le piéton qui traverse la rue en dehors des passages cloutés plutôt que de s’attaquer aux négriers qui exploitent des chauffeurs d’autocars, avec tous les dangers que cela représente pour la sécurité publique. Mais, je le répète, c’est évidemment là où le bât blesse le plus qu’il faut prioritairement porter le fer.

Parlons d’injustice : on sait que certains revenus du capital ne sont pas ou peu taxés chez nous. Et des voix s'élèvent régulièrement à gauche pour réclamer un rééquilibrage entre la taxation des fruits du travail et de ceux de la spéculation, par exemple.

L’impôt est réparti inégalement, il faut bien l’admettre. Les réalités sont malheureusement là : la Belgique ne peut pas taxer seule les mouvements spéculatifs boursiers ou les revenus mobiliers au même titre que ceux du travail. Seule une concertation internationale, comme celle à laquelle nous travaillons dans le cadre du projet de directive européenne sur la fiscalité de l’épargne, peut assurer plus de justice fiscale. Le principe progresse lentement. Mais ce que nous sommes capables d'appliquer immédiatement, ce sont les règles existantes, sans discrimination.

J’assistais cet été à un divertissement théâtral écrit par mon confrère Hippolyte Wouters, La Conversation. Il s’agit d’un « vrai?faux dialogue entre Juliette Récamier, la plus chaste, la plus ravageuse et la plus courtisane des femmes de son temps et Alexis de Tocqueville, un des plus brillants esprits de son siècle et de tous les auteurs les plus cités le moins lu ». La scène se passe en 1849. Louis-Philippe a abdiqué l’année précédente et Louis Napoléon ramasse le pouvoir. Mme Récamier est chargée de convaincre M. de Tocqueville de rejoindre le gouvernement, ce que celui-ci finira par refuser. Mais entre-temps, dans la conversation que leur prête finement mon confrère, Tocqueville énonce ce qu’il y aurait à faire dans chaque département. Et c’est ce qui l’amène à évoquer le ministère des Finances : Si j’étais aux Finances, dit-il, je me battrais pour que l’impôt frappe désormais davantage ceux qui sont capables de le payer que ceux qui sont incapables de s’en défendre. Ce pourrait être aussi ma devise. Si nous ne pouvons pas changer seuls l’ordre international, veillons au moins à ce que le fisc soit plus respectueux de ces petits contribuables.

Tax shopping européen

Vous êtes manifestement soucieux de la concurrence fiscale entre États membres de l’Union européenne ? Alors que le mot « convergence » apparaît plus cohérent avec les objectifs européens...

On ne mesure pas assez aujourd’hui l’ampleur que cette concurrence prendra, notamment avec l’introduction de l’euro, l’élargissement de l’Union et la création de la société européenne. On ne mesure pas assez le risque, à défaut de convergence dans le niveau de nos prélèvements publics et de nos pratiques fiscales vers la moyenne européenne, de voir se développer, au-delà de la fuite des capitaux et de la délocalisation des activités économiques, la pratique du tax shopping, du tourisme fiscal, c’est-à-dire du choix du pays où l’on est taxé.

Vous évoquez cette société européenne. Tout le monde n'en aurait pas la même définition ?

Au-delà des pratiques déjà établies en la matière, d’aucuns entendent paver la voie à de nouvelles facilités. Ce qu’ils veulent, c’est la possibilité pour tout ressortissant de l’Union de choisir librement l’État membre où il créerait la société abritant ses activités. Et cela quel que soit le lieu d’où ces activités sont conduites et celui où elles sont en fait exercées. Etant entendu que seul le pays où cette structure sera constituée aura capacité à réglementer ses activités et à en taxer les revenus !

Dans son arrêt « Centros » du 9 mars 1999, la Cour de Justice des Communautés européennes a d’ailleurs déjà fait un pas dans ce sens, en ouvrant la voie au company shopping .

En deux mots, de quoi s’agissait-il ?

Deux Danois, M. et Mme Bryde, souhaitaient créer une société familiale pour exercer une activité commerciale modeste à Copenhague. Au Danemark, pour créer une sprl, il faut un capital minimum, entièrement libéré, de 200.000 couronnes danoises, soit environ 25.000 euros. M. et Mme Bryde ne disposaient pas de cette somme, ou ne souhaitaient pas l’investir dans leur activité. Mais ils avaient un ami anglais qui leur a vanté le régime plus « compétitif » de la Grande-Bretagne. Ils sont partis un samedi à Londres, où ils ont constitué une société offshore, au capital de dix livres, et cela en un quart d’heure, comme cela se fait là-bas. Puis, le lundi, ils se sont rendus au registre de commerce de Copenhague et ils ont demandé de pouvoir y immatriculer une succursale de cette société.

Le fonctionnaire leur a ri au nez : Vous vous moquez de nous ? leur a-t-il demandé. Une société offshore anglaise ici, alors que vous êtes les seuls actionnaires et dirigeants de Centros, que vous êtes établis au Danemark, que la totalité de votre activité se fera ici à Copenhague, qu’il n’existera aucune exploitation en Angleterre. C’est du montage, il n’en est pas question !

M. et Mme Bryde ont alors déposé plainte à la Cour de Justice des Communautés Européennes à Luxembourg… qui leur a donné raison. En vertu de sa jurisprudence, une société opérant exclusivement en Belgique ne doit donc plus nécessairement être belge.

De là à imaginer qu’un jour, seul le pays où la société aura été créée pourrait en taxer les bénéfices, il paraît y avoir un monde ! Mais la question mérite attention, car si notre niveau de taxation restait aussi élevé et nos modes opérationnels fiscaux aussi dépassés, ce serait sans doute les portes du paradis fiscal pour nos entreprises, mais ce serait aussi l’enfer pour nos recettes fiscales !

 

Ce n’est pas de la science-fiction fiscale ?

Qui aurait pensé, il y a dix ans, à la concurrence fiscale qui s’instaure dans notre pays entre régions ? Qui aurait imaginé, il y a cinq ans, qu’en cas de décès d’un cohabitant, sa compagne aurait à payer dix fois plus d’impôts selon qu’elle vive à droite ou à gauche de la Drève Pittoresque, qui constitue la frontière entre Uccle et Rhode-Saint-Genèse et sépare donc la Région flamande de la Région bruxelloise ? Or, d’après les calculs d’un expert fiscal publié en janvier 2001, sur une succession de six millions de francs (aux deux tiers une petite maison et pour un tiers des bons de caisse), cette compagne payait à cette époque 3.275.000 francs de droits de succession en Région bruxelloise et 300.000 en Région flamande ! Quelques mois plus tard, un autre spécialiste évoquait le cas d’une succession de vingt millions de francs (moitié immeubles, moitié meubles), faisant valoir que la compagne paierait alors 1.560.000 francs (8 %) en Région flamande et 14.325.000 (72 %) en Wallonie et à Bruxelles. Ça n’était pas tenable : la Wallonie et Bruxelles-Capitale ont dès lors dû revoir leur barème à la baisse. Mais des écarts importants subsistent.
Comme libéral, je crois aux vertus de la concurrence régulée. Sur le marché d’une part, mais aussi entre autorités publiques, pour autant que cela reste dans des marges acceptables. L’effet d’une saine concurrence, c’est la pression des prix vers le bas. Donc aussi des impôts, qui sont le prix des autorités publiques. Mais il faut être conscient des effets que cela peut entraîner et s’y préparer. C’est pourquoi la baisse des impôts et la révision de nos méthodes de taxation et de contrôle sont fondamentales pour le développement de notre économie et pour la garantie de notre bien-être à tous.

Pour simplifier la vie des contribuables, il faut des administrations performantes. C'est une partie du travail auquel vous avez été associé. Une tâche énorme !

Les administrations fiscales constituaient un département sinistré. C’est un département qui m’a donné l’impression de ne pas avoir été géré pendant dix ans. Une réorganisation y avait été entreprise par le ministre Maystadt, mais elle avait été arrêtée au milieu du gué. Les conditions de travail des fonctionnaires étaient particulièrement déplorables, ce qui ne facilite évidemment pas le service attendu par les contribuables. L’informatisation, plus particulièrement, laissait beaucoup à désirer. Le cadre des Finances compte actuellement quelque 29.400 fonctionnaires, alors qu’ils sont 30.500 aux Pays-Bas, pour une population de plus de moitié plus importante que la nôtre. Mais les Hollandais investissaient chaque année huit fois plus que nous dans l’informatique. De la sorte, nous avions pris vingt ans de retard. D’où l’effort de modernisation entrepris, sur lequel je reviendrai.

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Une méthode de travail, un travail méthodique

Comment avez-vous réagi quand vous avez vu tous ces dossiers devant vous ?

J’ai commencé par écouter, en procédant à de très nombreuses consultations de tous les spécialistes du service public et du secteur privé. Puis, fort de ce que j’avais appris, j’ai rédigé mon programme.

En quelque sorte, vous avez bâti un plan de bataille ?

J’ai établi un cahier de charges. Plutôt que d’agir au gré des circonstances, il me paraissait important d’opérer avec méthode. Six mois après ma nomination, j’ai publié un plan d’action global qui situait mes missions dans leur contexte et proposait un ensemble de mesures précises que j’entendais mettre en œuvre pour les mener à bien. Après approbation par le gouvernement, je l’ai présenté aux commissions des Finances de la Chambre et du Sénat, puis à la presse. Je tenais à respecter le Parlement : trop souvent, il n’apprend les projets qu’à la lecture des journaux ! J’ai eu la satisfaction de constater que mon plan était bien accueilli sur tous les bancs, du côté de l’opposition comme de la majorité. J’ai même eu droit au Sénat à des applaudissements : une expérience que je n’avais jamais vécue pour aucun intervenant lorsque j’y siégeais !

Ce plan a été complété par la suite de tableaux de bord qui fournissent un état du travail accompli et indiquent les réalisations programmées au cours des mois à venir. Tout cela a été publié sur mon site internet (www.zenner.be), de manière à ce que le public puisse en suivre la réalisation concrète dans le temps. C’est ce qu’on appelle le reporting dans le privé : il faut oser rendre compte.

Votre compte rendu peut même devenir un best-seller, comme vos actes sur la criminalité organisée en matière fiscale !

Peu après ma nomination, en février 2001, j’ai organisé un colloque sur ce thème au Palais de Congrès à Bruxelles. Les actes de ce colloque sont effectivement devenus un best-seller… si l’on peut dire, car il s’agit d’un téléchargement gratuit ! Toujours est-il que l’éditeur Luc Pire signalait dix-huit mois plus tard que ces actes battaient tous ses records d’édition numérique, avec 30.000 téléchargements sur les 80.000 effectués pendant cette période.

Autre chose était évidemment de mettre ce plan en œuvre : face aux techniques d'un interlocuteur issu du secteur privé, les fonctionnaires ne se sont-ils pas sentis bousculés ?

Je n’ai pas hésité à poser des questions qui ont sans doute surpris certains dirigeants du département ! Lors de ma première participation au Comité des administrations fiscales, j’ai constaté que l’arriéré du contentieux était particulièrement lourd : il comportait plus de 100.000 dossiers. Comment faire pour le réduire efficacement ? Tous ces litiges méritaient-ils bien d’être traités ? Ne pouvait-on pas « passer au bleu » les dossiers de moindre importance, pour se consacrer aux plus gros ?

Une approche plus économique, plus axée sur l'exploitation d'une base de données ?

Oui, pour me faire comprendre et aider mes nouveaux collaborateurs à mesurer le travail investi à l’aune du rapport possible, j’ai demandé quel était le nombre de dossiers portant sur 50.000, sur 100.000 ou sur plus de 250.000 francs, et ce que coûtait l’heure de travail d’un fonctionnaire. Aucune ventilation des dossiers d’après leur enjeu financier n’était disponible ! Quant au coût : 500 francs, m’a-t-il été répondu dans un premier temps ! Messieurs, ai-je répliqué, je me suis mal exprimé, ou ma question n’a pas été comprise ; ou bien vous sous-évaluez vos fonctionnaires. Quinze jours plus tard un nouveau calcul portait ce prix unitaire à 2.000 francs, un montant plus raisonnable. D’où une deuxième question, qui a encore étonné mes interlocuteurs : Quelle est la durée moyenne de gestion des dossiers contentieux ? Ici encore, dans un premier temps, pas de réponse. Plus tard il est apparu que chaque fonctionnaire du contentieux traitait en moyenne 50 dossiers par an, soit à peu près un par semaine !

Mais il n'y a pas de petite fraude !

Certes. Les responsables n’ont pas admis que l’on abandonne les petits contentieux, et je les ai compris : c’eût été une prime à la petite fraude. Mais ils ont mieux mesuré l’enjeu de leur travail et proposé une réorganisation, tenant à une réduction de la chaîne des intermédiaires. Leur nombre a été significativement réduit en augmentant les pouvoirs des gestionnaires, ce qui les responsabilisait agréablement. Résultat : l’arriéré a été quasiment résorbé.

Votre a priori, c’est qu’il faut faire confiance aux fonctionnaires ?

Mon expérience professionnelle en matière de réorganisations m’a appris qu’on ne restructure jamais une entreprise contre son personnel. Sa collaboration active est nécessaire. Il faut clarifier la situation, proposer des solutions, écouter, convaincre et obtenir l’adhésion aux réformes proposées : en un mot, travailler en équipe. Il en va de même à mes yeux pour ce qui concerne les administrations. Je me suis donc évertué à travailler étroitement avec nos fonctionnaires, en partant d’un a priori de confiance. Il y a bien sûr partout des tire-au-flanc, tant dans le secteur privé que dans le service public. Mais je suis convaincu que la majorité des travailleurs et des fonctionnaires entendent exercer leur mission en honneur et conscience.

J’ai aussi veillé scrupuleusement à respecter la répartition de travail entre administration et politique. Mon objectif en tant que commissaire du gouvernement n’a certainement pas été de me substituer à l’administration, mais de soutenir, de coordonner, d’animer et de contrôler l’action de tous les services concernés directement ou indirectement par mes missions. Ce qui a été réalisé, c’est le fruit d’un travail commun.

J’ai également tenu à parler un langage clair, sans vouloir éluder mes responsabilités. Je suis par exemple convaincu que beaucoup de problèmes ne se posent que parce qu’on n’ose pas les nommer, ce qui empêche évidemment que l’on s’attache à les résoudre.

Et, plutôt que de m’en tenir aux voies hiérarchiques classiques, je n’ai pas hésité à prôner de nouvelles méthodes de travail.

Vous avez aussi associé le secteur privé à vos travaux…

Au niveau européen, aucune directive ne s’élabore sans que les représentants des organisations professionnelles concernées n’aient été consultés. Cette pratique n’était généralement pas celle de nos services fiscaux, ni d’ailleurs, il faut bien le dire, de la plupart des administrations nationales. D’où un certain nombre de réglementations qui méconnaissent les réalités de terrain, et le problème pour les entreprises de se retrouver du jour au lendemain face à des mesures difficilement praticables.

Concrètement ?

Dès mon entrée en fonction j’ai veillé à associer le secteur privé à l’élaboration d’une série de mesures prévues dans mon plan d’action. Pour des thèmes concrets, rien de tel que la concertation étroite entre l’administration et le monde des entreprises. C’est une méthode qui m’a paru très fructueuse. C’est ainsi que nous avons procédé pour les déclarations électroniques à la TVA, pour la conservation des tickets de caisse, pour la facturation électronique, etc. L’administration estimait que les entreprises « n’avaient qu’à » s’adapter, les entreprises étaient d’avis que l’administration « n’avait qu’à » faire. Après avoir proposé aux parties de se mettre autour de la table, on est parvenu à faire prendre conscience aux fonctionnaires des besoins qu’ont les entreprises et à ces dernières des contraintes que connaît l’administration. En travaillant d’emblée ensemble, il est plus facile d’arriver à des résultats utiles.
Cette collaboration vous a aussi permis de rencontrer les inquiétudes des entreprises ?

Elle s’est aussi étendue à la lutte contre la criminalité organisée. Dans certains secteurs la fraude fiscale organisée a pris une ampleur telle qu’elle entraîne la perte de parts de marché importantes du fait des distorsions de concurrence résultant du comportement déloyal des fraudeurs. La Fédération pétrolière évalue même cette perte à 20 % de son chiffre d’affaires ! Comment voulez-vous qu’un commerçant honnête puisse lutter à armes égales avec les malfrats, si ceux-ci sont à même, grâce à leurs escroqueries à la TVA, de brader leurs produits à moins de 80 % de leur valeur, pour un bénéfice égal ?

C’est ce qui explique que le secteur privé ait pris conscience de ce que le Trésor n’est pas le seul à être préjudicié par la grande fraude : il l’est tout autant. D’où sa volonté de collaborer avec l’administration en la matière, et la coopération qui s’est développée entre diverses organisations professionnelles et mes services. Il y a là une évolution culturelle frappante, qui a été particulièrement illustrée par un colloque organisé l’année dernière par la FEB sur le thème Secteurs public-privé : unis contre la fraude. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’avais fait part à certains spécialistes fiscaux de mon souhait d’associer le monde de l’entreprise à mon action : mon objectif leur paraissait illusoire, et je me réjouis de ce que ce colloque et diverses autres réalisations communes aient démenti leur scepticisme.

En quelque sorte, vous avez voulu supprimer le mur de Chine existant entre service public et secteur privé ?

Au fil du temps un mur de Chine s’était effectivement érigé entre fiscalistes du service public et du secteur privé, ce qui est profondément déplorable. Une fiscalité adéquate requiert en effet, comme cela avait existé dans le passé, des échanges réguliers susceptibles de permettre la confrontation des points de vues réciproques et une meilleure compréhension des problèmes vécus de part et d’autre. D’où ma volonté de favoriser les rencontres entre les uns et les autres.

A l’issue d’un échange de vues avec le comité directeur d’une organisation flamande de classes moyennes qui m’avait invité à présenter mon plan d’action, j’ai eu la surprise d’entendre le membre de mon cabinet, issu de l’administration de la TVA, qui m’avait accompagné, me dire au sujet des explications de nos interlocuteurs sur les conséquences pour l’économie de certaines pratiques fiscales : Je suis frappé, Monsieur : ce que disent ces gens est plein de bon sens ! Et comme il percevait ma surprise, tant cela me paraissait évident, il s’empressa d’ajouter : Comprenez-moi. Nous n’avons jamais l’occasion de dialoguer avec eux. Je ne les rencontre qu’à l’occasion de contrôles. C’est précisément ce dialogue entre secteurs public et privé qu’il faut restaurer si l’on veut revenir à plus de raison dans la pratique fiscale.

Des résultats surprenants

Au-delà de votre plan d’action, le gouvernement vous a aussi chargé, lors du contrôle budgétaire de juillet 2001, de suivre l’évolution des recettes TVA. Les résultats, que vous avez publiés en mai dernier, étaient étonnants : vous affichiez un surplus de 50 millions d’euros de recettes effectivement recouvrées à charge de gros fraudeurs pendant le premier trimestre. Lorsqu’on vous a interrogé sur les raisons de ce succès, vous l’avez attribué à la définition de priorités ?

Dans ce domaine, comme dans tous les autres, il faut savoir ce que l’on veut. Et commencer par se fixer des priorités. C’est ce que j’ai donné instruction à l’administration de faire, en ciblant effectivement ses contrôles sur les demandes de restitution très importantes, sur les secteurs à risque, sur les contribuables suspects, plutôt que de pratiquer des contrôles généralisés mais aléatoires, à la fois pénalisants pour les entreprises et inefficaces.

Big brother

On comprend bien que le développement de l’informatique peut améliorer le service rendu au contribuable et simplifier beaucoup sa vie fiscale. Mais, avec les possibilités d’exploitation sans précédent qu’offrent les nouvelles technologies, la protection de la vie privée ne risque-t-elle pas d’être mise à mal ?

Les pouvoirs d’investigation des agents du fisc ont toujours été balisés dans le but d’éviter toute ingérence excessive dans la vie des contribuables. Mais, avec l’évolution de nos conceptions en faveur d’une protection accrue du respect de la vie privée et avec le développement des technologies nouvelles de l’information et de la communication qui offrent des possibilités d’exploitation sans précédent, on peut se demander si ces balises sont suffisantes.

Il y a notamment le dilemme entre l’obligation de parler et le droit au silence ?

C’est exact. D’une part l’impôt ne peut être levé sans déclaration, et sa juste perception ne peut se faire sans contrôle, ce qui suppose que le contribuable soit tenu de fournir à l’administration les compléments d’information nécessaires. Mais, de l’autre, il est de règle en droit pénal que nul ne peut être tenu à des déclarations qui l’amèneraient à s’incriminer lui-même. La jurisprudence évolue dans ce domaine.

Il y a des exemples ?

Lors d’un contrôle, un fonctionnaire taxateur, voyant le contribuable ouvrir un tiroir pour y trouver les éléments de réponse aux questions qu’il posait, avait aperçu des documents et se les était fait remettre. Il s’agissait en réalité de la comptabilité en noir. Pouvait-il se saisir de cette comptabilité ? Par un arrêt du 13 mars 2001 la cour d’appel d’Anvers a jugé que non. Elle a annulé la rectification établie sur la base de celle-ci en estimant que le fonctionnaire avait pratiqué en fait une perquisition outrepassant ses pouvoirs.

Et, confrontée à la question du droit au silence du contribuable, la Cour européenne des droits de l’homme a, pour sa part, dans un arrêt du 3 mai 2001, considéré que, la fraude fiscale constatée étant passible de poursuites pénales, c’est à tort qu’un contribuable avait été contraint par le fisc suisse de fournir des documents qui avaient pu l’incriminer.

Jusqu’où le fisc peut-il aller dans l’utilisation des ressources informatiques ? Ne risque-t-on pas de se diriger vers une société à la big brother ?

L’informatique doit permettre de mieux cibler les contrôles et de rendre superflue une multitude de vérifications aléatoires sur des contribuables qui auraient été dérangés inutilement. En principe, elle est donc bénéfique. Mais il est vrai qu’il faut éviter des abus. Sur le plan théorique, l’administration pourrait par exemple, via la consultation des bases de données des professionnels du tourisme, repérer systématiquement les clients ayant consacré des sommes importantes à des voyages d’agrément, et utiliser ces données comme signes et indices de leur train de vie. Elle pourrait aussi identifier, à l’aide des bases de données des entreprises de distribution, les personnes ayant procédé pendant une période déterminée à des achats d’une nature donnée en quantité ou en fréquence anormale, comme celles qui achètent du matériel de bricolage ou de réparation automobile, et croiser ces données avec d’autres fichiers, pour repérer des catégories de citoyens qui seraient considérées a priori comme suspectes. On conçoit les réserves qu’appelleraient de telles pratiques. Nous ne voulons certainement pas d’une société à la big brother.

Il y a aussi les erreurs générées par ce type de recherches ?

En effet. L’année dernière, le médiateur fédéral a d’ailleurs mis en exergue combien le recours à l’informatique peut se révéler extrêmement problématique en cas d’erreur. Les agents du fisc sur le terrain sont en effet tributaires, parfois en cascade, de ces données informatiques, leur seule marge de manœuvre étant de rectifier ponctuellement les opérations fiscales relevant de leur compétence mais non de corriger celles du ressort d’autres agents du fisc et encore moins de résoudre structurellement le problème en amont.

La Commission de la vie privée est chargée de veiller à cette question ?

Oui. Et ces dernières années, plusieurs pratiques des Finances ont retenu son attention. C’est ce qui m’a amené à mettre sur pied, il y a quelques mois, un groupe de réflexion qui a pour mission de déterminer dans quelle mesure les pouvoirs d’investigation de l’administration fiscale et son organisation informatique sont compatibles avec les principes actuels en matière de protection de la vie privée.

Et les conclusions ?

Le travail est toujours en cours. Il est particulièrement complexe, car il faut veiller à des réponses nuancées. A soupeser les risques et à observer les tendances récentes, l’on est en droit de s’inquiéter d’une évolution progressive de la société vers un rejet généralisé de toute forme de contrôle efficace. Or, le refus du contrôle et de l’inévitable ingérence de la puissance publique dans la sphère privée n’est rien d’autre qu’une forme particulière du manque de civisme et de sens de la responsabilité sociale qui guette le monde actuel. Je suis le premier à prôner une nouvelle culture fiscale, plus respectueuse des droits des contribuables, et j’y veille tous les jours. Mais l’effort ne peut pas être à sens unique, ce qui favoriserait les gros fraudeurs. Il doit être bipartite ; ce que je veux, c’est un nouvel équilibre.

Nommer les problèmes

Une dernière question à ce stade : quel est à vos yeux la contribution essentielle que vous avez apportée dans l’exercice de vos missions ?

Je n’hésite pas un instant à vous répondre que c’est mon plaidoyer pour un état d’esprit nouveau. Les mesures, c’est le court terme. Le long terme, ce sont les mentalités. Il fallait les faire bouger pour changer des pratiques fiscales inacceptables. Notamment en nommant les problèmes, comme je vous l’ai déjà indiqué. Si Zenner a un mérite, a écrit un éditorialiste flamand, c’est de dire tout haut ce que tout le monde savait, mais se bornait jusqu’à présent à dire tout bas. C’est la condition première du changement. Bien sûr il faut traduire le discours en action, mais le ministère de la parole reste à mes yeux essentiel.

 

 

Lire la préface
(Chapitre 1) Lire "Alain Zenner, de A à Z"
(Chapitre 2) Lire "Réformer notre culture fiscale"
(Chapitre 3) Lire "Vous pouvez me simplifier tout cela ?"
(Chapitre 4) Lire "Sus à la pègre fiscale"
(Chapitre 5) Lire "Zenner, commissaire à la simplification…
politique ?"

Lire la conclusion



Van Campenhout (Patrick), Le commissaire passe aux aveux. Entretiens avec Alain Zenner, Liège, Editions Luc Pire Électronique, 2003, 198 p.