3 - Vous pouvez me simplifier tout cela ?

La « simplification fiscale », n’est-ce pas déjà, en tant que tel, une notion obscure pour le profane ? Puisque votre tâche est de nous simplifier la vie, pouvez-vous nous dire en quelques mots ce dont il s’agit ?

Bon ! Voici : fondamentalement, la simplification des procédures fiscales consiste à faciliter la vie des contribuables en établissant des règles claires, prévisibles et équitables et en assurant leur application de manière juste, simple et limpide.

Il ne s’agit donc pas seulement de ravaler les règles de forme qui régissent l’établissement et la perception de l’impôt, mais de revoir l’ensemble des processus qui y conduisent, en principe ou en pratique.

C’est effectivement clair. Chaque mot vaut son pesant d’or ! Mais, c’est un vaste programme… Déclinez-moi cela concrètement, svp !

Je me suis fixé trois objectifs. D’abord renforcer la sécurité juridique, c’est-à-dire améliorer la clarté et la cohérence des réglementations fiscales. Ensuite alléger la paperasserie, en réduisant ou en facilitant les formalités administratives. Enfin assurer un meilleur service des administrations fiscales, en réorganisant les modalités d’imposition et de contrôle et en réorientant la mentalité de nos fonctionnaires.
La lumière sur les « zones grises »

La sécurité juridique pour le contribuable, c’est en quelque sorte lui permettre de savoir à quelle sauce il sera mangé ? Vous l'avez évoquée en novembre dernier avec le concours de spécialistes lors d'un colloque organisé avec la FEB et l’Institut d’études sur la justice, en parlant notamment des « zones grises » de la loi…

Le droit doit être fiable. Chacun doit savoir ce qu’est la règle. C’est fondamental, non seulement pour la démocratie, mais aussi pour l’économie. Le développement de l’économie va d’ailleurs toujours de pair avec celui de la démocratie, notons le en passant. Si la règle est incertaine, c’est la porte ouverte à l’arbitraire du pouvoir et à la crainte paralysante du citoyen et de l’administration.

Face à la complexité de certaines lois ou règlements et à l’évolution de leur interprétation, les contribuables se sentent à juste titre démunis : ils sont menacés de sanctions fondées sur des interprétations a posteriori de la loi. Ils peuvent alors hésiter à pratiquer certaines opérations, comme le montre l’exemple déjà cité de ce groupe qui, faute de sécurité juridique, a dû renoncer à un investissement important qui aurait été bénéfique pour l’économie.

Quelles sont les causes de l’insécurité fiscale ?

C’est, notamment, la volatilité des lois – leur changement continuel, la multiplicité des dispositions sur les mêmes matières, leurs contradictions parfois, leur rétroactivité, l’obscurité des textes, sans parler de dispositions exorbitantes, comme en matière de preuve. C’est aussi l’incohérence de certaines procédures, et la variété des pratiques, un aspect qui renvoie au problème de l’application uniforme de la loi, à la motivation des décisions administratives, de leur publicité, de l’accès aux dossiers.

Mais simplifier, c’est plus facile à dire qu’à faire ! Et si j'entends bien votre raisonnement, c'est toute la litanie fiscale qui est à réécrire !

Je suis juriste : je suis donc familier de la complexité des textes légaux en général, et conscient de ce que leur rédaction est souvent une œuvre difficile. Quels que soient les efforts en vue d’une simplification des règles légales, leur complexité ne pourra jamais être indéfiniment réduite. Ceci résulte de la nécessité d’adapter ces règles dans toute la mesure du possible aux situations particulières, plutôt que de s’en tenir à des principes généraux dont l’application est laissée à l’appréciation discrétionnaire de l’administration.

Mais, pour s’en tenir à l’essentiel sans être trop technique, il faut reconnaître qu’actuellement, de trop nombreux textes de loi sont absolument impénétrables, soit parce qu’ils sont totalement abscons, soit parce qu’ils portent à de multiples interprétations. Et je ne parle pas de l’illisibilité de circulaires administratives ou de formulaires, que leurs rédacteurs semblent parfois s’ingénier à rendre aussi indigestes que possible.

Des exemples ?

Je pourrais vous citer le cas ubuesque de la publication au Moniteur belge du 18 octobre dernier d’une nouvelle loi sur les associations sans but lucratif. L’encre du journal officiel n’était pas encore sèche qu’il en publiait un premier erratum ! Par la suite la reproduction du texte légal est apparue à ce point truffée d'erreurs, imputées à de mauvaises manipulations informatiques, que l'habituel recours aux simples errata a paru insuffisant pour rendre au texte toute la lisibilité qui doit être la sienne. Il a fallu procéder à une nouvelle publication de l’intégralité de cette réforme !

Et voyez les difficultés d'interprétation ! Prenez par exemple l’article 344, § 1er du code des impôts sur les revenus (C.I.R. 92) : il interdit aux contribuables de se prévaloir envers le fisc de toutes opérations susceptibles de réduire leur charge fiscale qui ne correspondraient pas à des besoins légitimes de caractère financier ou économique. Que signifie concrètement pareille notion ? On voit bien quelle a été l’intention de ses auteurs ; mais comment faire la part des choses dans la pratique ? Aucune réponse satisfaisante ne m’a encore été fournie à ce propos.

Au colloque que vous venez de citer, Me Jean-Pierre Bours, professeur à l’université de Liège, a rapporté plusieurs autres exemples de textes impénétrables. Son rapport éclairant est accessible sur mon site internet ; je vous y renvoie.

Vous évoquez l'absence d'uniformité dans les procédures ?

Actuellement les entreprises sont exposées à des contrôles polyvalents de la part de la TVA et des contributions directes, ce qui devrait simplifier les choses en principe mais les complique en réalité parce qu’ils se font selon des procédures et des délais différents. C’est absurde. Et inacceptable, parce que cela permet toutes les contorsions administratives

Cela signifie notamment qu'un indépendant peut être amené à étaler plusieurs fois sa comptabilité à la demande de différents contrôleurs – impôts directs et TVA – issus de la même administration ?

Exactement ! Et que ce que l’administration doit abandonner d’une main en vertu d’un code, elle peut le reprendre de l’autre main en vertu d’un autre code.

Il faut donc clarifier, harmoniser et simplifier les réglementations, avec pour objectif essentiel de garantir la transparence des décisions et des procédures. Qu’est-ce qui a été réalisé dans ce domaine ?

L’effort a d’abord porté sur l’information complète et loyale des contribuables et de leurs conseils, avec la création de Fisconet en janvier 2002. Il s’agit d’une banque de données fiscale complète et conviviale, accessible gratuitement sur internet, où ils peuvent facilement trouver, à l’aide de moteurs de recherche performants, l’éventail le plus large possible de toutes les données et références fiscales. Y compris toute la jurisprudence. Dans le passé la documentation publiée par l’administration comportait déjà des décisions de justice. Mais elles étaient généralement toutes favorables au fisc, comme par un curieux effet du hasard. Sur Fisconet, toute la jurisprudence est publiée, quelle que soit son orientation. C’est cela la loyauté dans l’information du citoyen.

La réforme du ruling est une autre réponse. Lorsque la loi est ambiguë et laisse ainsi à l’administration une marge d’appréciation incompatible avec la sécurité juridique, le contribuable doit pouvoir obtenir une clarification préalable sur le sort fiscal des opérations qu’il envisage, dans le cadre d’un accord auquel se tiendra l’administration C’est ce que prévoit le nouveau système du ruling, introduit par la loi de réforme de l’impôt des sociétés.

Dans le même ordre d’idées, j’ai introduit l’obligation pour l’administration de motiver les accroissements d’impôt et de mentionner les voies de recours sur les actes administratifs. Sans parler d’autres mesures, fort techniques, dont je vous fais grâce…

Trop de sécurité nuit à la sécurité

Lors du colloque précité à la FEB, vous avez relevé un autre paradoxe : vous vous êtes demandé si à force de poursuivre la sécurité juridique, l’administration ne la met pas en péril ?

Le souci de l’administration de « bétonner » autant que possible les codes fiscaux pour garantir le paiement de l’impôt est évidemment légitime. Mais en resserrant excessivement la vis, tant dans l’écriture de la loi que dans sa pratique, elle complique démesurément la vie des contribuables, sans parler de la sienne propre, et perd de vue les conséquences de son attitude sur la vie économique. Face aux mécanismes d’évasion fiscale, la crainte de tout gap, de tout loophole, de toute possibilité de voir contournées ses prescriptions, voire ses objectifs, la pousse à multiplier les mesures préventives, à additionner des dispositions particulières ou des exceptions au droit commun, pour lesquelles il est fait recours à des notions aussi peu précises qu’enveloppantes, toujours plus vagues. D’où immédiatement des contre-mesures des contribuables, et de nouvelles formes d’ingénierie fiscale. Un peu comme des virus informatiques, on en arrive à une course sans fin, épuisante. La loi en devient excessive, impraticable et d’ailleurs bien souvent quasi illisible !

Et, dans sa pratique, au quotidien, l’administration finit trop souvent par déboucher sur une application de la loi qui ne tient pas compte de l’esprit du législateur, voire qui résulte d’a priori et de préjugés. Une telle appréhension de la loi conduit alors à des interprétations d’un même texte qui peuvent varier de service à service.

Sur quoi cela débouche-t-il ? Tout cela, au contraire du résultat espéré, ne complique-t-il pas la lutte contre l’évasion fiscale, voire ne la stimule-t-elle pas ? La question mérite assurément d’être posée. Ne serait-il pas plus sage de renoncer à cette course, quand on voit le prix qu’en paie le contribuable, l’économie, mais aussi l’administration elle-même ?

Vous voulez dire que le fisc lui-même ne sait plus très bien où finit l’ingénierie et où commence la fraude ? Les difficultés d'interprétation ne seraient pas l'apanage des seuls conseillers fiscaux opérant pour des entreprises privées ?

Absolument pas. Elles mettent l’administration tout aussi mal à l’aise. Comment voulez-vous qu’elle s’investisse efficacement dans la lutte contre des montages qu’elle estime critiquables si des textes légaux ambigus laissent subsister ce qu’on appelle des « zones grises » : de crainte de voir jugée excessive par les tribunaux l’application qu’elle ferait de certaines dispositions imprécises, elle se retrouve parfois paralysée dans son action contre certaines pratiques. Personne ne trouve donc son compte dans l’équivoque de la loi.

J’ai vécu à cet égard une expérience éloquente dans le cadre de l’analyse de l’ingénierie fiscale de certains pouvoirs publics que la presse a mis en exergue il y a deux ans… Car il n’y a évidemment pas que le secteur privé qui recherche la voie la moins imposée !

Vous faites allusion aux fameuses autoroutes wallonnes à péage, qui sont… gratuites !

Notamment. Des autoroutes à péage en Wallonie, vous n’en avez jamais vues, direz-vous. Et pourtant, elles existent, avec une particularité qui n’est pas sans avantage pour les usagers, comme pour la Région : elles sont gratuites. Mieux, elles donnent même droit à une facture permettant à l’usager assujetti de récupérer la TVA relative à ce péage… qu’il n’a pas payé, et à la Région d’en faire l’économie !

Le système n’est pas propre au Sud du pays ; c’est même le Nord qui en a donné l’exemple, dans le domaine de la construction de stations d’épuration. Pour être en mesure d’économiser la TVA sur des travaux importants d’infrastructure, certaines collectivités publiques ont eu recours à l’interposition d’une société « amie » assujettie, qui les érige, les finance et les exploite. En adressant régulièrement une facture à leur cliente, soit un péage dans le cas des autoroutes wallonnes. Un péage payé par la Région plutôt que par l’utilisateur.

S’agit-il de fraude fiscale, d’évasion fiscale ou d’optimisation fiscale ? Y a-t-il simulation ? Ayant été chargé d’enquêter sur cette affaire, je me suis trouvé face à des avis diamétralement opposés des deux services consultés ! J’ai alors posé la question de savoir sur la base de quels critères ces notions peuvent être appréciées objectivement, dans les faits ? J’attends toujours…

Et vous en tirez quelle leçon ?

A mon sens il est vain de vouloir à tout prix fermer toute porte à l’ingénierie fiscale. Je l’ai déjà dit : on en arrive à des textes nuisibles au développement de l’économie, tout en étant impraticables.

Je fais d’ailleurs le même raisonnement pour les contrôles fiscaux. Au vu de ce qu’ils rapportent en net et de ce que coûterait une administration moins tatillonne, je suis convaincu qu’une application plus humaine de la loi serait en fin de compte tout bénéfice pour le fisc, compte tenu de l’effet de retour économique.

S’attaquer à la paperasserie

Venons-en à la paperasserie. Il y a évidemment la simplification administrative, mais il faut aussi appliquer en force les techniques informatiques.

Oui. Il s’agissait tout d’abord, à la demande de divers intéressés, citoyens ou entreprises, de leur faciliter la vie en supprimant ou en simplifiant une série de formalités administratives. Ici encore, les réalisations sont nombreuses, mais je me bornerai à quelques exemples.

Avant d’attribuer un logement social, les sociétés du secteur devaient vérifier auprès de l’administration fiscale l’exactitude des renseignements fournis par les demandeurs sur leur état de fortune, d’où des correspondances et des démarches fastidieuses, et d’inévitables délais. Nous avons remplacé cela par une déclaration sur l’honneur et une vérification a posteriori.

Le formulaire papier de déclaration à la TVA était compliqué. Nous l’avons simplifié : depuis janvier 2002, il tient en une seule feuille de format A4. Il n’y a plus d’annexes à adresser.

A chaque fois que vous passez à la caisse de votre supermarché ou de votre épicier, vous recevez un ticket. Vous vous empressez évidemment de le jeter à la sortie. Mais savez-vous que votre fournisseur devait conserver une copie papier de tous les tickets de caisse qu’il avait émis, et ce pendant dix ans ? A travers le pays existaient ainsi des entrepôts inutiles, où, en attendant un contrôle hypothétique et aussi illusoire, compte tenu des volumes stockés, dormaient des montagnes de papier. La Fedis m’a demandé de simplifier. C’est chose faite aujourd’hui : la durée de stockage a été réduite de moitié et les données peuvent être conservées sur support électronique.

Les professionnels du secteur de l’automobile devaient jusqu’à présent tenir trois registres. Un nouveau registre simplifié a été conçu en liaison avec Federauto…

Vous m’avez parlé d’une disposition qu’on appelle la clause Kafka dans le jargon du Conseil des ministres ? De quoi s’agit?il ?

Depuis le 1er novembre dernier, chaque proposition de décision qu’un ministre soumet au gouvernement doit être accompagnée d’une évaluation de son impact en termes de charges administratives nouvelles pour nos concitoyens et pour les entreprises, et indiquer les mesures prises pour réduire autant que possible les tracasseries.

 

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Vous y croyez ? N’est-ce pas du pur formalisme ?

Jusqu’en 1965, les ministres ne devaient pas, pour ainsi dire, se préoccuper de l’impact budgétaire des mesures prises. L’intendance suit, disait le Général de Gaulle : au besoin, on levait de nouveaux impôts ! Face à la crise des finances publiques qui s’annonçait déjà à l’époque, on a alors décidé qu’à chaque vote de loi, le coût exact de sa réalisation devrait être clairement fixé. Depuis lors, toute proposition de décision est accompagnée du calcul de son impact budgétaire. Il est évident que cette disposition a réduit les dépenses. De même, avec le temps, la clause Kafka réduira les charges administratives. Dans ce domaine, comme en matière budgétaire, tout est d’abord une question d’état d’esprit : chaque département doit en permanence veiller à ce que son action ne développe pas davantage encore le caractère kafkaïen des réglementations.

Et puis il y a l’e-government. Ici aussi, on a fait quelques pas de géant en peu de temps... La Belgique est d'ailleurs citée en exemple à ce sujet.

Nous venons en effet de très de loin : savez-vous qu’en 1999, au début de la présente législature, tous les actes notariés d’achat et de vente de biens immobiliers à communiquer aux Finances étaient encore retranscrits à la main ! L’administration n’avait, pour ainsi dire, pas encore fait la découverte de l’invention de la photocopieuse. Aujourd’hui, ces documents sont tous scannés, numérisés électroniquement, et traités automatiquement. Et depuis septembre dernier il en va de même des déclarations papier à la TVA : deux centres de scannage ont été établis, l’un à Gand et l’autre à Namur. 230 fonctionnaires peuvent ainsi être libérés de tâches répétitives et fastidieuses d’encodage, et se voir attribuer un travail plus utile et plus valorisant.

Tant dans le domaine fiscal, notamment avec les déclarations d’impôt électroniques, que dans le domaine social, notamment avec le système Dimona ayant trait à l’enregistrement des contrats de travail et de toutes données relatives à l’emploi, c’est actuellement l’heure de l’e?government, le gouvernement électronique.

Il y a aussi les procédures inutiles. Vous m'avez expliqué notamment le principe du taxateur qui taxe ceux qui taxent... et qui vérifient ce qu'ils ont déclaré...

C'est un des exemples les plus frappants de paperasserie inutile : le ministère connaît évidemment les rémunérations qu’il paye à ses fonctionnaires, et l’impôt qu’il a retenu sur celles-ci. Ces chiffres sont enregistrés dans ses bases de données. Il fait toutefois parvenir à chaque agent, comme tout employeur, une fiche récapitulative annuelle (281.10) qui reprend ces montants. Cela représente une paperasserie de près de 30.000 formulaires, et chaque agent doit recopier ces montants à la main dans sa déclaration fiscale. Lorsque cette déclaration est réceptionnée dans les contrôles, un autre fonctionnaire doit encoder ces montants en vue de l’enrôlement. Puis un troisième contrôleur doit reprendre le double des fiches récapitulatives et vérifier consciencieusement que les montants encodés à partir des montants transcrits à la main sur la base des fiches récapitulatives… correspondent bien à ceux repris sur ces doubles. Courteline aurait apprécié !

Si je comprends bien, le recours aux nouvelles technologies de l'information va nous faciliter la vie. Une foule de contacts administratifs se feront plus rapidement. Mais c'est encore de la science-fiction aujourd'hui ?

Non, la déclaration à la TVA peut aujourd’hui se faire électroniquement. C’est donc, dès à présent, quelque chose de très concret pour nos entreprises. Depuis février 2002 tous les assujettis qui le souhaitent peuvent envoyer leur déclaration TVA, munie de leur signature électronique, via internet : c’est le système Intervat. Les professionnels de la fiscalité ont, quant à eux, accès au système Edivat depuis novembre 2001. Ici, il n’y a même plus de déclaration à faire : l’ordinateur communique lui-même en vrac au fisc les données utiles, puisées dans la comptabilité des clients de ces professionnels, qui peuvent ainsi traiter 999 dossiers d’un seul clic d’ordinateur. Dans les mois à venir une série d’autres formulaires « intelligents » seront mis à la disposition des contribuables sur internet.

Et, comme je l’ai déjà indiqué, le mouvement suivra pour les particuliers, en matière de déclarations à l’IPP. Nous assisterons bientôt à un basculement fondamental dans la répartition des rôles : aujourd’hui, c’est le contribuable qui remplit sa déclaration et le fisc qui la contrôle. Demain, pour la vaste majorité de la population, ce sera l’administration qui remplira la déclaration et le contribuable qui la validera : sa déclaration fiscale sera préremplie et il n’aura plus qu’à la vérifier. Le fisc connaît en effet les revenus immobiliers et les revenus professionnels de plus de 85 % des Belges. Pourquoi leur imposer la formalité de les reproduire dans leur formulaire de déclaration ?

D’autres formalités sont en cours de simplification par la même voie ?

Dans les compagnies d’assurances des dizaines d’employés passaient leur vie à coller des timbres fiscaux sur les formulaires roses de demande d’immatriculation des véhicules de leurs souscripteurs. Aujourd’hui, ces compagnies peuvent demander des plaques par internet. D’autres correspondants professionnels du ministère, comme les notaires qui doivent informer le fisc préalablement à la vente d’immeubles, ou les huissiers, en cas de saisie, se trouvent dans une situation analogue. Nous avons commencé à automatiser les échanges entre ces professions et le département en liaison avec les chambres des notaires et des huissiers.

Bientôt les entreprises pourront aussi avoir recours à l’électronique pour leur facturation. Il s’agirait d’une réduction de 75 % de cette paperasserie !

Effectivement. C’est prévu par une directive européenne adoptée sous la présidence belge, que je me suis efforcé de transposer dans notre droit aussi rapidement que possible. Pour y arriver j’ai, ici encore, réuni les fonctionnaires des Finances et les acteurs économiques du secteur privé qui se sont accordés sur la majorité des mesures à instaurer. Pour celles qui n’avaient pas réuni un consensus suffisant comme, par exemple, le degré d’authentification des émetteurs de factures, j’ai procédé à un arbitrage qui a constamment été sous-tendu par le souci de conserver aux entreprises un maximum de souplesse d’action et de ne pas alourdir leurs modes de fonctionnement.

La Belgique est donc bien à la pointe ?

Absolument. En termes de progression, une statistique récente nous place en premier rang, avec la Suède, dans le domaine de l’e?government, avec un taux de croissance de 20 % ! La déclaration électronique à la TVA a d’ailleurs été récompensée par un label européen. Nous entendons aussi encourager l’apprentissage aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Mon plan d’action prévoyait à cet effet de faciliter l’acquisition de matériel informatique par les employés, dans le cadre des plans « PC privés » des entreprises. Les avantages consentis dans ce but par les employeurs à leurs collaborateurs ont été récemment largement détaxés. Nous entendons bien persévérer dans ce sens. Mais personne ne sera obligé de recourir à l’électronique pour remplir sa déclaration fiscale : s’il le préfère, le contribuable pourra toujours utiliser le formulaire papier !

30.000 fonctionnaires à doper…

Il y a encore du travail à réaliser... Et puis il faut aussi améliorer la qualité du service des administrations fiscales ?

Oui, en aval des réglementations, il y a leur application par le département des Finances. La simplification des procédures fiscales porte donc aussi sur le fonctionnement des administrations fiscales, dont les moyens organisationnels, techniques et humains doivent être renforcés, et ce à la fois pour en améliorer l’efficacité et pour assurer un meilleur service pour le contribuable.

Plus encore que la structure, c'est – vous me l’avez déjà dit – l'esprit qui doit changer au sein de l'administration ?

Les Finances m’ont parfois donné l’impression qu’il n’y existerait en leur sein qu’une seule mission importante : la taxation ! En revanche, ce qui se passe en amont ou en aval de cette taxation paraissait retenir moins l’attention, par exemple pour ce qui concerne l’envoi dans les délais des déclarations fiscales ou des avertissements-extraits de rôle, ou encore pour ce qui concerne la gestion des dossiers, le traitement adéquat du contentieux ou la perception effective des impôts établis. Et la taxation semble encore trop souvent conçue comme une mission divine, une fin idéale qui justifierait tous les moyens.

Vous voulez repenser la façon dont sont effectués les contrôles, afin de les rendre effectivement à la fois plus efficaces mais aussi moins conflictuels et plus pragmatiques, moins tracassiers et plus équitables pour les contribuables.

Oui. L’administration fiscale doit d’abord réévaluer ses priorités, pour aller à l’essentiel. Elle doit prendre conscience du rapport entre le coût de ses contrôles et leur rendement, et mesurer l’effort en fonction du résultat concret auquel son travail peut conduire. Lorsque le contribuable n’est pas un escroc, ce qui s’apprécie généralement assez vite, s’indique-t-il d’investir des heures, des jours, voire des semaines d’investigations pour aboutir à des redressements de détail, alors que les grandes entreprises ne sont pas toutes adéquatement contrôlées et que des fraudeurs de grande envergure échappent à toute poursuite par manque de temps ?

L’administration fiscale doit rompre avec cette pratique passéiste de toujours appliquer la loi fiscale de manière aussi restrictive que possible, indépendamment de son esprit. Elle doit veiller à appliquer la loi de manière raisonnable, et uniforme dans l’ensemble du pays.

Ce n'est pas le cas ? La loi n'est pas la même pour tout le monde ?

En pratique, la loi n'est pas appliquée partout de la même manière. J’ai produit des statistiques qui l’établissent clairement. C'est effectivement inacceptable.

Et puis, il y a aussi la présomption d'innocence fiscale…

Bien sûr : l'administration doit en revenir aux principes, en gommant par exemple de l’esprit de ses fonctionnaires cette idée que « dans le doute, on taxe », alors que, sauf présomption légale, la preuve incombe à l’administration. Dès que le permettra la nouvelle informatique actuellement en développement, elle devra d’ailleurs abandonner, au profit d’un système d’évaluation de la performance moderne, la notion de « tableaux de chasse », qui pousse les agents taxateurs à harceler les contribuables au-delà de ce qui est raisonnable.

Ici aussi, on pourrait utiliser les outils informatiques ?

Oui, l’informatique permet de mettre sur pied des systèmes de recherche beaucoup plus efficaces que les vérifications systématiques des livres des contribuables. Pour dépister les sociétés de liquidités, par exemple, l’administration a passé dans un logiciel informatique, basé sur des indicateurs comptables et extracomptables, le bilan de toutes les sociétés belges. Résultat : l’ordinateur a craché le nom de 420 sociétés suspectes qui répondaient aux critères que l’on rencontre dans le cas de cette forme de fraude grave et organisée. Il n’a pas fallu enquêter à l’aveuglette et déranger des contribuables innocents.

On est encore dans ce principe de modification du schéma de pensée des fonctionnaires ? Vous demandez aux contrôleurs de mieux taxer et de moins enrôler ?

Ce qui est désormais demandé aux contrôleurs fiscaux, outre une bonne vérification des déclarations fiscales et les rectifications qui s’imposent, c’est de veiller à œuvrer dans le strict respect des lois et des procédures, sans tracasser inutilement les citoyens et les entreprises. En un mot, nous voulons qu’ils « taxent mieux », quitte à ce qu’ils « enrôlent moins ». Le trésor public n’y perdra pas, au contraire : mieux taxer, cela veut dire construire des taxations justes et bien motivées qui aient un maximum de chances d’être acceptées par le contribuable et à défaut d’être confirmées par les tribunaux de l’ordre judiciaire. C’est une question de formation, d’organisation, de dialogue entre fiscalistes du secteur privé et du service public, et aussi de responsabilisation.

Parmi les mesures qui ont été prises, figure la décision de confier dorénavant au taxateur la responsabilité du contentieux issu de ses redressements fiscaux. Si un différend oppose contribuable et taxateur, ce dernier peut être forcé de défendre lui-même son dossier devant les tribunaux ?

Oui, nous avons voulu confier au taxateur la responsabilité du contentieux issu de ses redressements fiscaux, jusqu’à le charger de défendre lui-même son dossier devant les tribunaux, de manière à le rendre plus attentif aux conséquences de ses appréciations et de rompre avec une culture de taxation parfois trop peu nuancée. Dans le passé les contrôleurs avaient coutume, à la moindre difficulté, d’établir la taxation comme bon leur semblait et de clôturer ainsi leur dossier. Cela devait changer. Et, d’après les spécialistes, l’effet s’en fait déjà sentir.

Vous avez aussi été associé à l’élaboration du plan Coperfin, le plan Copernic spécifique aux Finances. Quelle leçon retenez?vous de cette expérience ?

La communication sur le plan Copernic n’a pas toujours été heureuse. Elle a parfois suscité l’impression qu’on incriminait les fonctionnaires et qu’on voulait couvrir des manœuvres politiques. Le plan Copernic, en réalité, c’est un travail fondamental de réagencement des modalités d’administration de nos ministères. Aux Finances, ce travail a mobilisé plus de 200 hauts fonctionnaires à mi-temps pendant près d’un an. Il s’agissait, avec l’aide de consultants, de déterminer quels étaient, en fait, les processus pratiqués, de redéfinir les méthodes de travail et d’élaborer des plans de reconversion. Avec le temps, et la réalisation de ces projets de restructuration, nos concitoyens réaliseront que Copernic a été un travail fondamental.

Voyez-vous, le plan Copernic, ce n’est pas que le mandat pour les fonctionnaires supérieurs – et aux Finances cela représente quelque 150 fonctionnaires qui auront ainsi périodiquement à rendre compte de la qualité de leur travail. Ce n’est pas que la rémunération des fonctionnaires liée à leur productivité, ce qui permettra aux plus efficaces d’entre eux d’être récompensés comme dans le secteur privé. C’est surtout une refondation majeure de nos administrations pour les faire passer de la condition d’administrations en lustrines, dignes du XIXe siècle napoléonien, qui se légitimaient de leur seule autorité, à celle d’administrations à la pointe des techniques modernes, aptes à faire face aux besoins des utilisateurs du XXIe siècle, dont la légitimité ne réside que dans les résultats.

Copernic avait découvert quoi ? Que ce n’était pas le soleil qui tournait autour de la terre, mais bien la terre autour du soleil. De la même manière, il convenait que nos fonctionnaires réalisent enfin qu’ils sont là pour les usagers, et non le contraire. Il s’agit en un mot de passer d’un service public à un service au public, ce qui est bien autre chose.
Ici encore, vous êtes optimiste ?

L’esprit a déjà changé. La haute direction des administrations a en tout cas intégré les changements nécessaires. Mais il faut que les conceptions nouvelles percolent jusqu’à la base, ce qui prend du temps. Et il est vrai que des habitudes ancestrales ne se bousculent pas facilement, ou que certains fonctionnaires n’apprécient pas de se voir retirer des prérogatives qui satisfaisaient leur goût du pouvoir. Pas plus dans une administration que dans une entreprise, une nouvelle culture ne se distille pas en quelques mois. Mais ce travail se fera. Dans les dix ou douze ans à venir, la moitié des fonctionnaires fiscaux sera remplacée, atteinte par la limite d’âge. Il faut dès à présent veiller à ce que ses successeurs soient formés à la nouvelle école.

 

Lire la préface
(Chapitre 1) Lire "Alain Zenner, de A à Z"
(Chapitre 2) Lire "Réformer notre culture fiscale"
(Chapitre 3) Lire "Vous pouvez me simplifier tout cela ?"
(Chapitre 4) Lire "Sus à la pègre fiscale"
(Chapitre 5) Lire "Zenner, commissaire à la simplification…
politique ?"

Lire la conclusion



Van Campenhout (Patrick), Le commissaire passe aux aveux. Entretiens avec Alain Zenner, Liège, Editions Luc Pire Électronique, 2003, 198 p.