Avant-propos
Lors d'un débat
qui m'opposait à Guy
Verhofstadt, il y a quelques semaines à Anvers, j'ai été frappé d'entendre
le journaliste Alain Gerlache de la RTBF, qui y participait
avec son collègue Bruno Huygebaert de la VRT, expliquer
que la faillite de Clabecq symbolisait un tournant de l'histoire économique
et sociale de la Wallonie.
La soirée avait pour thème L'Avenir de la Belgique.
Venus en masse, les partisans du Vlaams Blok, dont deux députés
trônaient au premier rang, grossissaient un public affichant
peu de sympathie pour les francophones, avec ses rengaines éculées
sur les transferts Nord-Sud, le refus suicidaire des réalités économiques,
la grève hissée au rang de système par
des délégations ouvrières gauchisantes,
etc.
La Wallonie se reprend, répliquait Alain Gerlache.
Elle a pris conscience de ce qu'il lui appartient de prendre
en mains son destin, et de rompre avec les images du passé.
Il
est vrai que la faillite des Forges, la plus retentissante
qu'ait jamais connue notre
pays, avait marqué les esprits
et infléchi les comportements.
A Clabecq, la Région wallonne avait assumé seule
ses responsabilités. Pour une fois, le doigt n'avait
pas été pointé vers les Flamands, comme
il le serait encore, à mi-voix du moins, lors de la
demande de concordat des usines Hoogovens-Boël, où certains
mandataires du Hainaut centreraient leur tir sur l'inertie
du Premier ministre, comparée à son intervention énergique
- mais vaine ! - dans le dossier Renault-Vilvorde.
Les Forges,
poursuivait Gerlache, devaient leur survie à une
nouvelle approche des entreprises en difficulté. Tout
en laissant, il est vrai, à la Commission européenne
le soin de débrancher le respirateur artificiel, le
gouvernement wallon avait, cette fois, rompu avec sa propension à reporter
les échéances au prix d'un interventionnisme
outrancier.
Les dirigeants du PS comprenaient
enfin que, sans restructuration en profondeur des entreprises
défaillantes, les aides
publiques ne servaient qu'à prolonger leur agonie en
pure perte. De son côté, la hiérarchie
de la FGTB mettait en avant, au prix d'un divorce public avec
sa délégation, un syndicalisme de conciliation,
ouvert à l'initiative privée et rompant avec
la diabolisation du profit. Une telle attitude, observerait
un éditorialiste du Standaard après le référendum
positif de juillet 1997 , aurait été inimaginable
il y a quelques années à peine.
Et puis, pendant
six mois, voire un an, tous les Wallons, jour après jour sur leurs écrans télé,
avaient pu mesurer, avec des images conjuguant le présent
au passé, le danger des slogans simplistes et des pratiques
suicidaires de la délégation de Tubize. Son subversif
président avait tombé le masque, et la pratique
de la terreur l'avait renversé de son piédestal.
Avec ses discours enflammés, enferré dans des
fantasmes de lutte insurrectionnelle, le tribun aurait fini,
s'il avait eu son compte, par entraîner les travailleurs à leur
perte. La Wallonie, constaterait le ministre-président
Collignon, et l'opinion publique avec lui, ne peut pas se permettre
d'être une terre d'expérience pour révolutionnaires
attardés.
Quelques jours plus tôt, Luc Pire m'avait demandé un
ouvrage sur Clabecq. D'Orazio avait annoncé la publication
d'un recueil de ses prises de parole. Relançant son
combat dans ce livre-plaidoyer, écrit dans la perspective
de son procès correctionnel qu'il voulait transformer
en procès politique, il entendait y manifester sa vision
de L'esprit de Clabecq . L'éditeur m'avait proposé de
lui en fournir la mienne.
Ma première réaction avait été négative
: quelle utilité y aurait-il à revenir sur ce
feuilleton ? L'intervention d'Alain Gerlache a mis un terme à mes
hésitations. A délaisser la parole au seul Mouvement
de renouveau syndical, l'acquis économique et social
de Clabecq, dans sa dimension politique, risquerait de sombrer
dans l'oubli.
J'ai donc accepté la proposition qui m'était
faite. Mais j'ai subordonné mon accord à deux
conditions, dictées par ma déontologie. Si je
pouvais parler librement de la saga des Forges jusqu'à leur
relance, aujourd'hui accomplie, je resterais évidemment
silencieux sur le détail de dossiers toujours en cours.
Et, dans un souci de réserve et d'objectivité,
j'articulerais mon récit autour de comptes-rendus journalistiques
dont la teneur est dans le domaine public.
D'où, à côté de réflexions
personnelles, le choix d'une chronique s'inspirant de la revue
de presse plutôt que se nourrissant de révélations
polémiques.
A Clabecq, deux conceptions de
la société se
sont opposées.
L'une, collectiviste, veut déstabiliser la société bourgeoise
et lui substituer la propriété collective de
l'appareil de production. Comme dans tout totalitarisme, tous
les moyens lui sont bons pour parvenir à ses fins. Y
compris la suppression de la liberté de la presse. Y
compris le recours à la force : la menace, la violence,
la terreur ne l'effrayent pas.
L'autre, démocratique, fondée sur l'initiative
privée et la responsabilité individuelle, tend à améliorer
le sort commun en négociant la répartition des
richesses dans un esprit de dialogue constructif.
Je ne mets
pas en cause les idéaux de l'ex-délégation
syndicale de Clabecq. Ce que je mets en cause, ce sont ses
méthodes. Lénine, Marx et Engels, ai-je déclaré au
départ de la faillite, ne sauveront pas les Forges.
Ils sont tout aussi impuissants à assurer le redressement
de la Wallonie.
On peut évidemment déplorer la dureté des
lois de l'économie. Le fait est cependant que l'économie
a ses contraintes, comme le social ses aspirations. Pas plus
que D'Orazio, je ne suis satisfait de la situation de l'emploi
et du sort commun des travailleurs. Mais, à méconnaître
le marché, on écarte toute chance d'attirer les
investissements. Et, plutôt que de servir l'emploi, l'intransigeance
extrême-gauchiste aboutirait au contraire à replonger
dans la misère le monde du travail.
Il est vrai qu'on
ne construit pas la prospérité économique
sur un désert social. Mais, inversement, on ne produit
jamais de bien-être social dans un désert économique.
Contraintes de l'économie et aspirations du social doivent être
reconciliées. La seule solution réside dans le
dialogue.
Le voile de l'oubli tombe sur
Clabecq. Appuyé par le
PTB maoïste, le Mouvement de renouveau syndical en profite
pour relancer sa lutte révolutionnaire. Au sein même
de la FGTB, d'aucuns portent toujours D'Orazio aux nues : Jean-Marie
Ansciaux, ex-président de la CGSP-Enseignement, s'est
fait le chantre de la réhabilitation du leader incendiaire.
A
cet oubli, il faut opposer la mémoire. Je me suis,
modestement, efforcé d'y contribuer.
11 novembre 1998