Épilogue
Au moment où Clabecq dépose
son bilan, la Belgique fait faillite. D'un côté,
une débâcle financière. De l'autre, une
déroute politique.
Au début du siècle, notre pays se situe au troisième
rang des puissances économiques mondiales. A l'issue
de la seconde guerre, il est parmi les premiers d'Europe à se
redresser. La prospérité de notre système économique,
l'avance conquise sur nos voisins, la capacité de travail
acharné de nos concitoyens font l'admiration commune.
En 1958, avec l'Exposition universelle, la Belgique, le pied
bien ancré dans les golden sixties, a déjà les
yeux rivés sur le XXIème siècle.
Puis,
c'est la chute. Les mines, la sidérurgie, les
chantiers navals, le verre, le textile, tous nos secteurs nationaux,
s'effondrent progressivement. Après le Walen buiten
de 1968 à Louvain, l'Etat belge éclate. La Wallonie
s'enfonce dans la dépression économique, tandis
que la Flandre donne le change en s'érigeant en nation.
Nos
entreprises sont vendues à l'étranger. Avec,
en point culminant, la disparition de la cotation de la bourse,
en cette année 1998, de trois monuments de la vie économique
du pays, la Société Générale de
Belgique, son plus important holding, la Générale
de Banque, une de ses trois plus grandes banques, et la Royale
Belge, l'un de ses deux principaux assureurs.
L'Etat de droit
perd pied. Les objectifs essentiels qu'il doit servir - assurer
la sécurité, la justice,
la solidarité - ne sont plus convenablement atteints.
Les valeurs qu'il représente - liberté, égalité,
fraternité - sont remises en cause. Le principe sur
lequel il est édifié - la représentation
des citoyens - ne s'incarne plus adéquatement dans la
réalité.
L'extrémisme se nourrit de ce terreau fertile, qu'il
soit de droite, avec la montée en force du Vlaams Blok
en Flandre, ou de gauche, avec le rebond du PTB en Wallonie.
Tandis
que l'actualité économique se concentre
sur Clabecq et sur Renault-Vilvorde, l'actualité politique
est braquée sur les auditions des commissions parlementaires
d'enquête. Le pays prend conscience de ses dysfonctionnements.
Peut-on
incriminer des réseaux, ce qui nous libérerait
d'un examen de conscience collectif ? Non. C'est une démission
générale devant les responsabilités qui
est en cause : incapacité à réagir, absence
d'initiative, routine, bêtise, négligence, incompétence,
paresse... Ce que la
Commission Dutroux révèle à la
Belgique, qui ne veut pas l'entendre, c'est qu'elle est prise
en flagrant délit d'estompement de la norme.
Et coupables,
nous le sommes tous. Quel est donc le mal qui nous frappe ?
Problème d'identité ? Il est vrai que l'Etat
belge est un accident de l'histoire : issu de la sécession
d'un pays conçu à Vienne sur un coin de table,
sans unité géographique, sans unité linguistique,
sans unité politique. Avec une Constitution écrite
par 3.000 censitaires, sans les ouvriers, sans les Flamands,
sans les femmes. La montée en puissance de ces groupes
sociaux devait désarticuler l'édifice.
Provincialisme
? D'aucuns le pensent. Dans son Quelle Belgique pour demain
? le groupe
Coudenberg a présenté le
Belge moyen comme un pessimiste, attaché à son
domicile, débrouillard et politiquement apathique. Quant à nos
entreprises, elles se sont repliées sur elles même,
plutôt que de s'ouvrir au monde.
Absence du sens de l'Etat
? Assurément. Notre pays
n'a pas pu développer de fonction publique forte et
respectée. Il n'existe pas de culture du service public.
Il manque d'ailleurs de grandes écoles qui seraient,
comme en France, le vivier dans lequel on puiserait les meilleurs
pour les mettre à la tête de nos administrations
: on en est réduit à des choix politiciens. De
la sorte, jusqu'il y a quelques années, de haut en bas
de nos administrations, on n'a jamais pris en compte les impératifs
de gestion. Et même aujourd'hui il y a encore beaucoup
de chemin à faire pour convaincre tout le monde de cette
nécessité. Les administrés, trop souvent
sacrifiés au confort personnel des fonctionnaires, ne
sont pas considérés comme des clients.
Formation
insuffisante ? Notre enseignement prend l'eau. Le débat d'idées nous devient étranger. L'emprise
de l'image n'est pas propre à notre pays, mais elle
n'y est pas compensée par un bagage suffisant pour nourrir
la réflexion et permettre à chacun de comprendre
les enjeux réels de ce qui se passe sous ses yeux.
Démotivation ? Le poids des charges sociales et fiscales
? Oui ! Pourquoi travailler, quand le salaire-poche est aussi
proche de l'allocation de chômage ? Le consommateur qui
fait appel à un peintre au noir débourse 350
frs de l'heure; il lui en coûte 1200 s'il se fait facturer
ses services. Un travailleur belge ne touche, en moyenne, que
48% de ce qu'il coûte à son employeur, là où son
collègue français en reçoit 55%. Pour
un salaire brut de 59.000 frs, la différence en poche
est de plus de 80.000 frs par an.
Ou, encore, est-ce la complexité de notre système
institutionnel, brisé à force d'être bricolé au
nom d'impératifs extérieurs à son bon
fonctionnement ? Dans un reportage récent de Au nom
de la loi sur la traite des femmes à Anvers et l'impuissance
des autorités face aux mafias de l'Est, un journaliste
français constatait : En Belgique tout est difficile,
car dans un pays qui compte cinq fois moins d'habitants que
la France, il y a cinq premiers ministres. Encore était-il
en dessous de la réalité : il y en a six en comptant
la Communauté germanophone, voire sept en tenant compte
de la Commission communautaire française à Bruxelles
!
Pour ma part, ce qui est fondamentalement
en cause, c'est l'incapacité de décider, liée à la
pratique du consensus mou aux mains de laquelle nous avons
remis notre destin depuis la guerre : un cortège de
compromis qui éludent les problèmes par la satisfaction
additionnée des revendications individuelles, plutôt
que de les arbitrer en fonction de l'intérêt commun
et des possibilités.
De la sorte se superpose à un embrouillamini d'institutions,
déjà paralysant en soi, une multiplication de
prises d'avis, de consultations et de concertations souvent
stériles, parce que détournées de leur
fonction de garantie de progrès démocratique
par ceux qui les manipulent au profit d'intérêts
catégoriels égoïstes. Tout cela ne peut
que favoriser un blocage du processus de décision.
Il
y dix ans déjà, sur un ton polémique
mais non dénué de fondement, Robert Maldague, à l'époque
directeur du Bureau du Plan, disait qu'avant de songer à la
privatisation de l'Etat belge, il faudrait peut-être
voir à le déprivatiser : c'est-à-dire
le libérer de l'emprise dévorante des groupes
de pression et d'intérêts particuliers qui l'ont
dépecé jusqu'à en faire une féodalité moderne.
Par
ailleurs, pour qu'une démocratie fonctionne, il
faut évidemment que le citoyen puisse s'y reconnaître,
y adhérer et y participer. Notre système est à cet égard
très imparfait. De nouveaux mécanismes sont nécessaires
pour lui rendre sa crédibilité. Notamment par
la réforme du système électoral : je suis
de ceux qui pensent qu'il doit être profondément
revu de manière à mettre nos concitoyens en mesure
d'opérer des choix effectifs. Et aussi par la suppression
de tous conflits d'intérêts dans le chef des décideurs
politiques, un sujet auquel, dans mon maiden speech parlementaire,
j'ai symboliquement consacré quelques réflexions
qui, n'étant pas en prise directe sur l'actualité "médiatisable",
n'ont retenu que peu d'attention !
Mais, si rien n'est durable
sans les institutions, ainsi que le disait Jean Monet, rien
n'est
possible sans les hommes,
comme l'ajoutait aussitôt le père fondateur de
l'Europe.
L'adhésion de l'opinion publique se fonde sur la confiance.
Elle se conforte dans l'écoute et s'affermit dans la
crédibilité. Ce qui suppose un comportement clair
et un langage vrai.
Je n'aime pas entendre parler
de divorce entre la société civile
et le monde politique. Le second demeure à mes yeux
le reflet de la première, et particulièrement
de ses contradictions. S'il y a divorce, me semble-t-il, ce
n'est pas tant entre les électeurs et leurs représentants
qu'entre ce que les électeurs souhaitent et ce que leurs
représentants sont à même de leur apporter.
C'est entre les attentes de la population, et les moyens de
les satisfaire. Ce n'est pas l'indépendance des hommes
politiques qui est en cause. C'est au contraire, trop souvent,
leur manque d'indépendance, que ce soit à l'égard
des lobbies ou de l'électeur, qui ne leur permet pas
d'imposer les réformes nécessaires.
Mais il est
vrai qu'un fossé important s'est creusé entre
une population de plus en plus exigeante et sceptique et un
monde politique de moins en moins efficace et convaincant.
La
cause, à mes yeux,
en est double.
Elle tient à ce que trop de mandataires sont plus préoccupés
par leurs luttes de pouvoir internes qu'attentifs aux réalités
de la vie quotidienne de leurs électeurs. Les yeux rivés
sur l'audimat et les sondages, ils en deviennent trop souvent
incapables d'affronter les réformes nécessaires.
Elle
tient à ce que trop de responsables ont donné de
leur pouvoir une image surévaluée, à la
hauteur de laquelle il leur est impossible de conduire leur
action concrète sur le terrain. Rappelez-vous la prétention
du Président Giscard d'Estaing, aimant à se glorifier
de sa maîtrise de l'économie : Je conduis l'économie
de la France comme je pilote mon hélicoptère,
actionnant le palonnier, réglant les gaz. A être
entretenus dans l'illusion qu'il suffirait d'un coup de baguette
magique pour régler les problèmes, comment ne
pas comprendre que nos concitoyens s'indignent lorsque leurs
représentants s'avèrent incapables de porter
remède aux maux dont ils souffrent dans leur vie de
tous les jours.
L'écho qu'a pu recevoir l'appel à la révolte
de M. D'Orazio n'est sans doute pas étranger à pareilles
pratiques.
Notre complexité institutionnelle ne peut pas justifier
notre inertie. Dans le contexte difficile qui est le nôtre,
il est d'autant plus nécessaire que nos dirigeants prennent
leurs responsabilités à bras le corps.
Il est
temps de changer les pratiques et les discours.
Il est temps
de s'attaquer sérieusement aux problèmes
de l'emploi et de l'exclusion.
Il est temps de cesser de toujours
rechercher des boucs émissaires
et d'entretenir des illusions dangereuses. Tous les marchands
d'illusions postposent les problèmes sans les résoudre.
Il faut oser dire à nos concitoyens qu'il n'y a pas
de solutions simples. Il y a des règles et des contraintes
en dehors desquelles le système ne fonctionne pas. Il
est impossible de le réformer sans sacrifices.
A Clabecq,
les contraintes et les aspirations ont pu être
reconciliées. A Clabecq, des sacrifices ont été consentis.
Malgré la désespérance, malgré la
démoralisation, malgré le doute, le langage de
la vérité a payé.
Le rapprochement entre
la faillite d'une entreprise et la faillite de la Belgique
peut paraître audacieux. Quelles
que soient les différences, les mêmes méthodes,
j'en suis convaincu, conduiraient notre pays du naufrage au
sauvetage.