4 – Sus à la pègre fiscale

La première question qui vient à l’esprit en matière de fraude fiscale porte sur son ampleur. Vous êtes capable de définir les montants qui échappent à la taxation ?

Ah ! c’est une question que vos collègues me posent tous les jours. Et au plus le chiffre que je citerais serait élevé, au plus ils seraient contents. Quelle excitation : je vois bien l’effet médiatique qu’ils recherchent ! Mais je ne puis que les décevoir. Soyons sérieux : la fraude fiscale est par définition occulte. Elle ne peut pas faire l’objet de relevés statistiques susceptibles de nous renseigner correctement ! Ceci dit, il en existe néanmoins diverses estimations. Si vous les voulez, vous les trouverez dans mon plan d’action, où je les ai reproduites par souci d’information. Mais je vous mets en garde : elles doivent être prises avec réserve. Vous verrez qu’elles sont très aléatoires, et parfois tout aussi variables d’un chercheur à un autre. Certaines d’entre elles paraissent d’ailleurs résulter de manipulations à des fins peu honorables. C’est pourquoi je suis particulièrement réservé à l’égard d’évaluations par catégories socioprofessionnelles, que d’aucuns brandissent pour incriminer telle profession ou telle catégorie sociale. Attention aux conclusions biaisées, surtout lorsqu’on ne prend en compte que la fraude fiscale en omettant la fraude sociale.

Votre mission vise plus particulièrement la criminalité organisée en matière fiscale…

Effectivement, elle ne s’étend pas à toutes les formes de fraude fiscale : elle a spécifiquement pour objet la lutte contre la grande fraude. Je n’ai pas été nommé pour entreprendre une chasse aux sorcières à l’égard de nos concitoyens ! Ce serait d’ailleurs antinomique avec ma mission de simplification fiscale.

On a d'une part, les contribuables qui oublient de déclarer une partie de leurs revenus ou qui déduisent dans leurs déclarations des dépenses injustifiées et puis d'autre part, les vols fiscaux organisés, ce que l'on appelle les mécanismes de fraude ?

Vous pouvez poser les choses ainsi. La grande fraude, c’est la fraude grave et organisée, c’est, pour reprendre une définition qui figure dans la législation sur le blanchiment, celle qui met en œuvre des mécanismes complexes ou qui use de procédés à dimension internationale.

Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ? Si vous regardez l’exposé des motifs de la loi du 7 avril 1995, vous y lirez que : « la gravité de la fraude peut résulter notamment non seulement de la confection et de l’usage de faux documents ou du recours à la corruption de fonctionnaires publics, mais surtout de l’importance du préjudice causé au Trésor public et de l’atteinte portée à l’ordre socio?économique. Le critère d’organisation de la fraude peut, quant à lui, se définir notamment par rapport à l’utilisation de sociétés?écrans, d’hommes de paille, de constructions juridiques complexes, de comptes bancaires multiples utilisés pour des transferts internationaux de capitaux. Ces éléments précisent également la dimension internationale de la fraude ».
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Votre cible, en d’autres termes, c'est la mafia ?

Effectivement. Il s’agit essentiellement de faire face à une criminalité transfrontalière de grande ampleur, utilisant des structures aussi sophistiquées qu’artificielles, et souvent conçue par des associations de type mafieux dont l’activité, indépendamment de tout projet économique, vise spécifiquement à escroquer le fisc. Cette criminalité s’était considérablement amplifiée dans les années '90, mettant à profit la suppression des barrières douanières au sein de l’Union européenne, l’ouverture des pays de l’Est vers l’Ouest, la mondialisation de l’économie et l’informatisation, et partant, l’accélération des mouvements financiers. Aujourd’hui, un seul clic de souris suffit à déplacer des capitaux importants d’un coin à l’autre de la planète. Le butin disparaît rapidement, et les traces sont vite effacées. Les modalités de contrôle classiques n’étaient pas suffisantes pour contrer ces formes nouvelles de criminalité. Il fallait donc mettre en œuvre de nouveaux moyens.

Ce constat, c’est la commission d’enquête parlementaire du Sénat sur la criminalité organisée dans notre pays qui l’a dressé dans son rapport du 8 décembre 1998, en épinglant particulièrement les carrousels TVA et la fraude dans le secteur pétrolier. Elle a préconisé une approche plus vigoureuse, et le gouvernement arc-en-ciel a voulu mettre en œuvre ses recommandations. D’où ma désignation.

Vous évoquez les carrousels TVA. On en parle souvent, mais ce n'est que récemment que l'on met fin de manière précoce à leur existence. Autrefois, on ne récupérait pas un sou après la découverte de ces mécanismes. Et puis, lorsqu'on suit cette actualité, on a l'impression d'une grande lenteur dans l'action judiciaire...

Vous pensez bien que ces gros fraudeurs ne déposent pas les sommes détournées sur un compte officiel. Mille techniques sont employées pour les blanchir. C’est ce qui explique qu’en matière de carrousels TVA, les récupérations ne dépassent pas 2 % ! Il faut donc agir préventivement. Il serait injuste de dire que rien n’avait été fait dans le passé. Mais les mesures prises ne débouchaient pas sur des résultats tangibles.

Pour quelles raisons ?

Certaines dispositions légales n’avaient pas été suivies des mesures d’exécution nécessaires. Un exemple : lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai constaté que les fonctionnaires fiscaux qui, en vertu d’une loi de 1994, devaient renforcer l’Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée, n’avaient toujours pas été nommés. La cause ? Un désaccord entre les ministres des Finances, du Budget et de la Fonction publique sur les conditions de rémunération de ces agents ! Un mois m’a suffi pour le résoudre. Dès le 1er décembre 2000, les arrêtés nécessaires étaient approuvés par le Conseil des ministres. J’ai ensuite suivi de très près le recrutement de ces spécialistes. Ici encore la complexité des procédures administratives m’a effrayé : il a fallu un an pour franchir la ligne d’arrivée de ce véritable parcours du combattant. Enfin, nous y sommes parvenus, et l’effectif de l’OCDEFO a ainsi été renforcé d’un quart ! De même les fonctions ouvertes auprès des parquets et des auditorats ont toutes été pourvues.

Il s'agissait donc d'un « simple » manque de suivi ?

C'est une manière de voir la chose. Il y avait aussi un manque de clarté dans les priorités : on ne voulait pas faire de distinction entre manquements plus bénins et fraude organisée. Petits et grands fraudeurs étaient mis dans le même sac. C’est sans doute ce qui explique l’interaction insuffisante entre l’administration fiscale et la justice. Avant même ma nomination, Didier Reynders avait réagi en concluant le 20 juillet 2000 deux protocoles de coopération entre le ministère de la Justice et le ministère des Finances. J’ai veillé à les mettre immédiatement en œuvre et à les étendre au ministère de l’Intérieur.

La coopération, c'est aussi la transmission d'informations ?

Exactement. A ce propos, j’ai fait un troisième constat : au sein même du ministère des Finances, chacun travaillait de son côté, un peu comme dans la guerre des polices avant l’affaire Dutroux. On y a vu ce qui se passe lorsque plusieurs services traitent les mêmes dossiers, sans que les uns ne le sachent des autres : gaspillages d’énergie, perte de traces, erreurs de procédure, frustrations de la part des enquêteurs et… pleine satisfaction pour les malfrats ! Et pourtant, l’action des administrations concernées n’avait pas été intégrée dans un plan d’ensemble. Trop de services se cantonnaient à leur secteur, sans assurer l’échange d’informations et la collaboration nécessaires avec d’autres pour travailler efficacement, alors que l’optimalisation de la collaboration entre les divers services concernés, aussi bien au niveau départemental et interdépartemental que sur le plan national et international, constitue un élément essentiel dans la lutte contre la criminalité financière organisée. Et puis, les moyens mis en œuvre n’avaient pas été adaptés à la fraude fiscale grave et organisée.

Une chose frappe l'homme de la rue : autrefois, on se plaisait à soupçonner les grosses entreprises de « jouer » avec la fiscalité. Aujourd'hui, ce sont ces mêmes entreprises qui demandent une lutte accrue contre la grande fraude, même si cela passe par des normes plus strictes !

Oui, je vous l’ai déjà dit : le secteur privé a pris conscience de ce que le Trésor n’est pas le seul à être préjudicié par la fraude organisée. Il l’est tout autant, à cause de la concurrence déloyale qui est le fait de la pègre fiscale. D’où les offres de collaboration de la FEB et des secteurs les plus exposés, notamment de la Fédération pétrolière, d’Agoria, etc. Je le répète : nous avons travaillé la main dans la main.

Et puis, pour accréditer encore cette thèse, il y a aussi au moins un précédent judiciaire !

Vous faites allusion à un arrêt intéressant du 21 mars 2001 de la Cour de cassation. Un poissonnier ostendais avait perdu sa clientèle parce que des collègues vendant au noir sur une grande échelle avaient pu proposer à celle-ci des prix beaucoup plus compétitifs. Acculé à la faillite, il avait déposé plainte, mais en vain. En désespoir de cause, il s’est alors adressé à la cour suprême, qui lui a prêté une oreille plus compatissante. En vertu de son arrêt, un commerçant scrupuleux qui est mis en difficulté par de telles pratiques peut aujourd’hui demander aux tribunaux de faire cesser ces ventes au noir et de condamner son concurrent indélicat à lui payer des indemnités en réparation de son préjudice.

Nous avons évoqué de loin le principe des carrousels TVA. C'est une notion un peu floue dans l'esprit du public. De quoi s'agit-il exactement ?

Ce qu'on appelle un carrousel à la TVA, c'est en fait une escroquerie consistant à détourner une TVA encaissée, qui ne sera jamais payée au Trésor. Et ceci, en procédant par un système de facturations fictives ou tronquées d'achats ou de ventes de marchandises, traversant de préférence une ou plusieurs frontières.

La notion de carrousel évoque une double ronde : d'une part celle de la répétition d'opérations de ce genre pour en maximiser le profit ; d'autre part celle du chevauchement successif de diverses sociétés-écrans derrière lesquelles se dissimule l'organisateur.

Techniquement, les malfrats opèrent de deux manières : en simulant des achats sur le marché national, de manière à pouvoir récupérer la TVA portée en compte sur des factures d'entrée fictives ; ou en simulant des ventes à l'étranger, dans le but de justifier des factures de sortie en franchise de TVA pour des marchandises écoulées au noir.

Pratiquement, comment cela fonctionne-t-il ? Un exemple concret ?

L'organisateur de la fraude commence par se trouver des hommes de paille, en les appâtant par la promesse d'une part du gâteau. Souvent il s'agit de commerçants au bord de la faillite ou de chômeurs surendettés, tentés de se refaire en se prêtant à la combine. L'organisateur charge l'homme de paille, qui ne remplira évidemment pas ses obligations fiscales, d'acheter en Espagne un lot de GSM et de les lui livrer en Belgique. La marchandise, arrivée dans le pays au nom de l'homme de paille sans paiement de la TVA, est alors facturée avec TVA par celui-ci à l'organisateur. Sur la base de cette facture, ce dernier peut justifier comptablement l'achat et donc la revente de ces GSM. Une alternative consiste à revendre les marchandises au noir sur le marché belge en les présentant comme des exportations fictives. Ici le destinataire de la facture sera un autre homme de paille qui permettra de poursuivre le carrousel dans l'autre État. L'administration ne pourra découvrir le pot aux roses qu'en rapprochant la déclaration de l'organisateur avec celle de ses acolytes. Une fois identifié, l'homme de paille peur être poursuivi, mais il est rarement solvable !

Comment alors peut-on s’attaquer à ces systèmes ?

Les mesures prises en exécution de mon plan d’action sont nombreuses, à commencer par la nouvelle procédure d’attribution des numéros de TVA. Sans ce sésame, aucune fraude n’est possible. Il a donc été décidé de soumettre toute demande à un examen préalable, passant par un entretien personnel entre un fonctionnaire et le demandeur. De quoi évaluer la sincérité de la demande. Après un an d’expérience, la procédure a pu être assouplie récemment pour ne pas compliquer inutilement la vie de tous les demandeurs, mais elle continuera à être appliquée dans les situations qui le justifient. Vous comprendrez que je ne puis évidemment mettre la puce à l’oreille des fraudeurs en vous en disant plus !

Je vous cite deux autres mesures à titre d’exemple. Les carrousels portaient souvent sur des marchandises entreposées en franchise de TVA au moment de leur importation, un régime destiné à éviter aux commerçants honnêtes d’avoir à payer cette taxe avant même que ces marchandises ne soient écoulées sur le marché, sans pour autant faire obstacle à leur revente sans délivrance physique. Pour mettre un terme à ces carrousels, le bénéfice de la franchise a d’office été étendu à ces reventes. Les importateurs ne peuvent donc plus mettre la main sur la TVA sans l’avoir eux-mêmes payée. D’autre part, dans le secteur des huiles minérales qui est particulièrement exposé à la fraude, et d’ailleurs à la demande des représentants de ce secteur, les assujettis doivent actuellement introduire leurs déclarations mensuellement, plutôt que trimestriellement. Ainsi l’administration peut-elle détecter plus rapidement les opérations douteuses.

Un mot encore : un acheteur peut se voir impliqué dans un carrousel TVA sans le savoir. Il faut donc toujours être prudent ?

En principe, aucun texte légal n'impose à l'acheteur de vérifier l'identité, la solvabilité ou l'honorabilité de son fournisseur. Mais de là à se voiler la face, il y a de la marge. Lorsqu'un fournisseur offre des rabais importants, il peut y avoir indice de fraude. En septembre 2002, le tribunal correctionnel d'Anvers a ainsi condamné quelqu'un qui se prétendait innocent. Le fournisseur vendait avec 15 % de perte, était renseigné à une adresse fictive et avait à sa tête un administrateur de pacotille. Dans ces conditions, a considéré le tribunal, un acheteur professionnel devait savoir qu'il était impliqué dans une affaire frauduleuse. Une saine vigilance s'impose dès lors.

Vous évoquiez le commerce des huiles minérales et le niveau – 20 % – de la fraude dans ce secteur ? Ici, on joue évidemment sur les quantités ?

Ce secteur est en effet l’un des terrains de prédilection de la grande criminalité fiscale, sous ses diverses formes. Elles vont de la fraude sur la qualité des produits à celle sur leur quantité, de la fraude sur les accises à celle sur la TVA. L’éventail des irrégularités est édifiant : ici encore je vous renvoie à mon plan d’action, où j’ai résumé les témoignages livrés à la commission d’enquête parlementaire sur la criminalité organisée.

On vous a vu l'an passé à Anvers, préoccupé par la situation locale. D’autres trafics sont fréquents dans les ports ?

Malheureusement oui. Il y existe de nombreux trafics illicites de biens et de marchandises, sans parler de la traite des femmes ou de sans-papiers. La contrebande est importante en matière de voitures, de tabac, d’alcool. Les flux commerciaux ne font que s’y amplifier, ce qui complique la tâche des Douanes et Accises. Ainsi, au port d’Anvers, où cette administration dispose cependant de plus de 500 agents, le volume du trafic contrôlé n’atteignait pas même 1 %, alors que l’objectif fixé au niveau européen varie de 2 à 5 % selon les méthodes utilisées !

C’est pourquoi j’ai préconisé de nouveaux moyens, des plus simples aux plus sophistiqués. Une brigade canine a été mise sur pied : les chiens pistent la drogue ou les cigarettes avec une facilité déconcertante. Nous avons aussi lancé un programme d’acquisition de scanners, qui permettent de vérifier ce qu’abritent les conteneurs en transit sans avoir à les ouvrir. Le scanner mobile qui a été mis en service en mai 2002 a déjà permis, à lui seul, de doubler le nombre de vérifications.

Outre les mesures que vous avez déjà citées et qui visent à combattre des pratiques spécifiques, vous en avez pris d’autres dont l’objectif est général. Et par exemple dans le domaine du personnel et de l’organisation ?

Il fallait manifestement renforcer les moyens de détection et de poursuite de la fraude grave et organisée en se fixant des priorités, un thème dont je vous ai entretenu par ailleurs, en améliorant les outils de dépistage et en assurant une meilleure interaction entre tous les services concernés.

J’ai déjà évoqué la collaboration engagée depuis novembre 2001 entre les services publics fédéraux des Finances, de la Justice et de l’Intérieur, avec la création de cellules d’analyse et la mise à disposition de spécialistes fiscaux. Il faut progresser dans cette voie : pour agir efficacement, ces spécialistes doivent être dotés de pouvoirs plus amples. Ainsi disposeront-ils tout prochainement du statut d’officier de police judiciaire. Ce statut sera aussi conféré à une cinquantaine d’agents des Douanes et Accises. Les textes légaux sont à l’examen à la Chambre.

Diverses mesures portent sur l’organisation interne du département des Finances. Les programmes informatiques de l’administration de la TVA ont par exemple été dotés de clignotants qui permettent de détecter plus aisément l’existence de fraudes. Un système d’analyse de risques performant est en cours de développement, avec la création de nouvelles banques de données, afin de concentrer les contrôles là où ils sont le plus nécessaires. L’exemple du dépistage des sociétés de liquidités que je vous ai déjà donné, est à cet égard très parlant.

Je m’efforce également d’aboutir à une gestion plus intégrée et plus efficace des grands dossiers de fraude au sein des administrations fiscales. Une première étape dans cette direction a déjà été finalisée par l’intégration du Centre national de contrôle de la fraude carrousel au sein de l’Inspection spéciale des impôts. De nouvelles méthodes de travail ont par ailleurs été définies dans le cadre du plan Coperfin.

Et puis, il y a aussi le principe de la « consolidation » de la dette fiscale qui n'a jamais été finalisé...

Le recouvrement des impôts éludés devait effectivement aussi être amélioré. Ici encore des protocoles de coopération ont été mis au point à cet effet entre diverses administrations des Finances. Il s’agit principalement d’éviter de liquider des sommes dues à des redevables à la TVA, alors qu’ils sont encore débiteurs d’autres dettes fiscales.

Vous avez déjà fait allusion à diverses mesures d’ordre réglementaire ou légal. Dans ce cadre intervient la nouvelle législation sur le blanchiment. Comment celle-ci s’articule-t-elle ?

La lutte contre le blanchiment comporte un volet préventif, organisé par la loi du 11 janvier 1993 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment, prise en exécution d’une directive européenne du 10 juin 1991, et un volet répressif, déposé à l’article 505 du code pénal, applicable à toute personne physique et morale.

Le volet préventif tend à déceler les tentatives de blanchiment, en imposant à certains intermédiaires financiers diverses obligations, dont celle d’identifier leurs clients et de dénoncer à un organisme spécialisé, sous le couvert de la confidentialité, les opérations suspectes auxquelles ils se trouvent confrontés. En Belgique il s’agit de la CTIF, la Cellule de traitement des informations financières. Son rôle est d’examiner les déclarations qu’elle reçoit, de les recouper avec d’autres et, lorsque les soupçons de blanchiment recueillis se confirment, de les communiquer au parquet en vue de poursuivre leurs auteurs en justice.

Avec des résultats probants ?

Au cours de sa dernière année d’activité, du 1er juillet 2001 au 30 juin 2002, la CTIF a reçu 13.763 déclarations de soupçon de blanchiment, ce qui représente une augmentation de 26 %. Sur cette base, elle a constitué et transmis au parquet 1.049 dossiers, soit 11 % de plus que l’année précédente. Dans le classement en nombre des faits à l’origine des soupçons, la fraude fiscale grave et organisée occupe la quatrième place. L’intervention de cet organisme me paraît donc très utile.
Mais qu’entend-on exactement par blanchiment ?

Blanchir, c’est en quelque sorte passer le noir au bleu ! Ce terme est né aux États-Unis dans les années trente, à l’époque de la prohibition de l’alcool. Les clandestins injectaient leur argent sale dans des blanchisseries où les clients payaient en liquide. Tout l’argent comptabilisé était, dans tous les sens du terme, lessivé et blanchi. Le blanchiment des capitaux consiste à injecter, par différentes techniques, le produit d’activités criminelles dans les circuits financiers officiels. L’objectif poursuivi est de soustraire le butin aux recherches et à lui conférer un aspect légitime. C’est cette légitimité qui permettra aux criminels de bénéficier pleinement de leurs profits. Depuis une quinzaine d’années s’est dégagée l’idée que pour contrer les activités criminelles, et d’abord le trafic de stupéfiants, il fallait commencer par faire obstacle à ce que leurs auteurs puissent en utiliser le produit. Ainsi les dispositifs de lutte contre le blanchiment se sont-ils peu à peu étendus, notamment sous la pression de différentes institutions internationales, comme l’OCDE, l’Union européenne et le Groupe d’action financière (GAFI) créé en 1989 à l’initiative du G7. D’où finalement la prohibition du blanchiment, c'est-à-dire de toutes opérations susceptibles de donner à de l’argent criminel une justification légale.

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La directive européenne de 1991 sur la prévention du blanchiment énumère une série d’opérations de cette nature. Pouvez-vous nous les rappeler ?

Parmi les opérations constitutives de blanchiment figurent d’abord la conversion ou le transfert de capitaux ou d’autres biens dans le but de dissimuler ou de déguiser leur origine illicite ou d’aider toute personne impliquée dans l’activité illicite à échapper à toute poursuite.

Ensuite vient la dissimulation ou le déguisement de la nature, de l’origine, de l’emplacement, de la disposition, du mouvement ou de la propriété des biens ou capitaux dont on connaît l’origine illicite, ainsi que leur acquisition, leur détention ou leur utilisation.

Enfin la notion de blanchiment recouvre encore la participation à l’une des opérations précitées, l’association pour commettre ces actes, les tentatives de les perpétrer, le fait d’aider, d’inciter ou de conseiller quelqu’un en vue de les commettre ou le fait d’en faciliter l’exécution.

Beaucoup de gens associent l’argent sale à la drogue. Mais c’est en réalité le produit de toute activité criminelle qui est visé, et pas seulement le trafic de stupéfiants ?

C’est effectivement l’argent de la drogue qui a été visé dans un premier temps. D’où cette confusion. La directive de 1991 permettait cependant déjà aux États membres de viser toute infraction susceptible de générer des produits substantiels et passible d’une peine d’emprisonnement sévère. Et son champ d’application a été élargi, sous la présidence belge, par une nouvelle directive du 4 décembre 2001 qui oblige notamment les États membres à viser toutes les infractions graves, et entre autres le terrorisme, la corruption, les atteintes aux intérêts financiers de l’Union européenne et toutes formes de criminalité organisée, dont la grande fraude fiscale, ce qui était déjà le cas en Belgique.

C'était déjà le cas ? Nous étions en avance ?

Oui, et par ailleurs, sous la directive de 1991, seuls les établissements de crédit et les institutions financières étaient obligés de dénoncer aux autorités compétentes les opérations suspectes. Ici aussi la Belgique avait une longueur d’avance : notre législation anti?blanchiment était déjà applicable aux casinos, aux réviseurs d’entreprise, aux experts-comptables, aux conseillers fiscaux, aux agents immobiliers, aux notaires. Dorénavant ce sera aussi le cas dans l’ensemble de l’Union européenne. Et on y a ajouté les avocats, sous certaines réserves tendant à garantir les droits de la défense, ainsi que les marchands d’articles de grande valeur, tels que pierres et métaux précieux ou œuvres d’art.

Cette nouvelle directive sera très prochainement transposée en droit belge. A cette occasion, vous avez proposé d’interdire tout paiement en espèces à compter de 15.000 euros. Une décision qui a fait pas mal de bruit !

Ma proposition, qui visait les paiements dans les ventes de biens meubles corporels par les commerçants, a été adoptée par le gouvernement. L’interdiction en cause a été inscrite à l’article 14 du projet de loi de transposition de la directive qui est actuellement à l’examen à la Chambre et devrait être voté très rapidement.

Cette solution est un bel exemple de la possibilité tout à la fois de faciliter la vie des entreprises et de renforcer la lutte contre la fraude grave. Si nous n’avions pas adopté cette mesure, nous aurions été obligés, en vertu de la directive, de soumettre tous les commerçants à des formalités administratives complexes et coûteuses. D’où l’accord unanime qui s’est facilement dégagé sur ce point avec les fédérations et organisations professionnelles.

Un dernier mot au sujet du volet répressif de la législation : en termes de peine, que risquent concrètement le blanchisseur et ses complices ?

Une peine d’emprisonnement de cinq ans et une amende de 100.000 euros. Plus la confiscation de tous les avantages obtenus à l’occasion du blanchiment. Et, notez le bien, à cet égard la nature de l’infraction dont le produit a été blanchi importe peu.

Dans votre collimateur figurent aussi les pavillons de complaisance et les centres offshore ? Ce sont des concepts difficiles à saisir par l’homme de la rue, sauf lorsqu'un pétrolier non conforme aux législations internationales englue de mazout les plages des vacances...

C'est complexe. Disons pour être simple que le pavillon de complaisance est celui des États où peuvent être facilement constitués des organismes, comme des sociétés ou fondations, destinés à abriter artificiellement des activités dont l’organisation serait plus difficile ou onéreuse, voire illicite, si leur opérateur devait se conformer à la législation de son pays d’origine. Ces États réduisent généralement à un minimum les charges fiscales et parafiscales qui grèvent ces activités : on parle alors de paradis fiscaux. Mais certains de ces États sont aussi très laxistes sur le plan des conditions d’exploitation, et permettent ainsi aux opérateurs d’échapper aux réglementations ordinaires en matière de sécurité sociale, de protection du travail, d’environnement ou de santé publique, etc.

Et le terme « offshore » ?

On parle de sociétés offshore lorsque le régime offert aux organismes constitués sous ces pavillons de complaisance est réservé, par le pays où ils sont établis, à des activités conduites hors de leurs frontières, offshore signifiant au large de leur territoire.

Les sociétés en cause sont aussi appelées sociétés boîte aux lettres lorsqu’elles n’ont, à l’endroit où elles sont établies, aucune réalité autre que la mention de leur dénomination sur la façade de l’office qui en abrite le siège, au demeurant fictif, et que ce bureau se borne à recevoir et à transmettre les ordres de l’opérateur auquel il offre ses services.

Mais pareilles sociétés boîte aux lettres peuvent aussi être établies sous l’apparence de la régularité dans des pays qui ne peuvent pas être qualifiés de paradis fiscaux, pour servir de véhicule à des activités plus ou moins licites dans le cadre de montages artificiels qui font écran entre l’opérateur et les tiers pour des raisons diverses. Il s’agit essentiellement de cacher l’identité de l’opérateur, tantôt pour des raisons de discrétion commerciale, mais le plus souvent pour contourner des interdictions de concurrence ou d’autres obstacles juridiques ou fiscaux à ses activités, voire pour permettre à l’opérateur d’agir illégalement en tout anonymat et de se soustraire, le cas échéant, à toute poursuite.

Vous l'avez expliqué, notre arsenal juridique et fiscal était en avance sur ce que préconisaient les autorités européennes. Mais vous avez estimé devoir le renforcer ?

Depuis quelques années, et particulièrement depuis qu’il a été pris conscience de ce que les pavillons de complaisance sont l’un des mécanismes principaux du blanchiment d’argent et de fraudes environnementales, avec leurs conséquences dramatiques en matière de pollutions maritimes et de préservation du patrimoine de pêche marin, la lutte contre ces pavillons et contre les paradis fiscaux a été accentuée. Le GAFI a préconisé à ce titre diverses recommandations. J’ai veillé à les mettre en œuvre par la loi du 3 mai 2002, qui vise à renforcer le dispositif anti-blanchiment, notamment en imposant aux intermédiaires financiers de dénoncer toutes transactions avec des pays suspects.

Ce qui ne supprime pas, évidemment, le problème de l'existence des paradis fiscaux ?

Certes. On y travaille. Plusieurs organisations internationales ont pris conscience du danger. En effet, avec la volatilité croissante des capitaux, les pays à régime fiscal normal sont de plus en plus exposés au risque de perdre une bonne part de leurs recettes, sauf à taxer davantage le travail ou la consommation. Depuis 1998, l’OCDE a mis sur pied un forum destiné à lutter efficacement contre ces paradis fiscaux. Une liste de critères permettant d’identifier les systèmes dommageables a été établie et un inventaire dressé : en juin 2000, 35 juridictions remplissaient ces critères. Depuis lors, 25 paradis fiscaux se sont engagés à être plus transparents et à améliorer l’échange d’informations d’ici le 31 décembre 2005. Très récemment la Barbade, les îles Maldives et les îles Tonga ont aussi été radiées de la liste. Actuellement seuls 7 pays restent pointés sur cette liste noire : la principauté d’Andorre, le Liberia, le Liechtenstein, les îles Marshall, Monaco, l’État de Nauru, et l’archipel du Vanuatu. Dès avril prochain, ces États s’exposeront à des sanctions internationales s’ils ne s’amendaient pas.

Vous êtes, notamment, un spécialiste du droit des faillites. Vous savez, à ce titre, que la faillite est régulièrement utilisée comme un outil déterminant de l’ensemble des mécanismes de fraude grave et organisée. Ceux qui opèrent derrière des hommes de paille ou des sociétés-écrans se débarrassent de celles-ci pour compliquer la reconstitution des mécanismes de fraude utilisés et pour réduire le risque de poursuites sur leur patrimoine. Vous avez fait adopter à ce propos de nouvelles dispositions légales. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

En bref, j’ai proposé deux amendements à la loi sur les faillites. Le premier dans le but de faire établir systématiquement, dans chaque faillite, avec l’aide d’un expert, un bilan de liquidation, de manière à déterminer la consistance de l’actif et du passif et de clarifier les principales causes et circonstances du dépôt de bilan. Le deuxième pour permettre à toute personne lésée par une faillite, et notamment au Trésor, de poursuivre en comblement du passif tout administrateur de droit ou de fait qui a, par une faute grave et caractérisée, contribué à la défaillance. Ces dispositions ont été insérées dans une loi promulguée le 4 septembre 2002.

Un mot aussi sur les fameux clignotants, les indices de difficultés qui permettent de prévenir les faillites ?

Oui, j’ai aussi entendu veiller à mieux prévenir les faillites et réprimer les fraudes qui les entachent en rapprochant divers intervenants. La loi sur le concordat judiciaire oblige le ministère des Finances à communiquer aux services d’enquêtes commerciales des tribunaux de commerce les indices de difficultés, autrement dit les clignotants, que constituent les retards de paiement de divers impôts. Les curateurs sont pour leur part tenus par l’article 29 du code d’instruction criminelle de dénoncer au parquet les infractions qu’ils constatent dans l’exercice de leur mission, et peuvent les communiquer au fisc lorsqu’il est préjudicié. Mon propos est de voir comment améliorer ces échanges. J’ai lancé à cet effet une concertation entre les fonctionnaires dirigeants de l’administration du recouvrement des Finances, les présidents des tribunaux de commerce et les curateurs.

Diverses fraudes impliquant des banques ont été évoquées depuis dix ans. Je songe à l’affaire de la Q.F.I.E., au dossier KB-Lux, à la question des sociétés de liquidités…

Je me refuse toujours à évoquer des dossiers en cours. Ne confondons pas les rôles : c’est à la Justice qu’il appartient de traiter les poursuites ; le mien est de veiller à la bonne organisation de la lutte contre la grande fraude pour ce qui concerne les Finances. Je n’ai évidemment pas d’objection à répondre aux questions que posent ces dossiers sur le plan des principes, mais je me suis toujours soigneusement gardé de divulguer des faits, de les confirmer ou de les infirmer ou de me prononcer sur la culpabilité des personnes mises en causes. Comme avocat, je mesure tout le danger du préjugé et l’importance de la présomption d’innocence. Et je suis par ailleurs tenu au secret professionnel.

C’est donc seulement sur le plan des principes que vous avez régulièrement évoqué, en marge de ces dossiers, la question de la coresponsabilité des professions de conseil ? Vous considérez que ces conseillers doivent être poursuivis en même temps que leurs clients en cas d’assistance à la fraude ?

Effectivement. Ne nous voilons pas la face : il n’y a généralement pas de fraude fiscale grave et organisée sans le concours d’un conseil, seul à même de concevoir et de mettre en pratique les montages savants qui servent à échapper à l’impôt. Et lorsqu’il apparaît que le conseiller a dépassé la ligne rouge, il doit être poursuivi en même temps que son client. Mais, pour ne pas être trop long, je vous renvoie ici encore à mon plan d’action où j’ai développé mes réflexions à ce sujet.

On vous a reproché de remettre en cause de la sorte le principe du libre choix de la voie la moins imposée !

Faux ! Il serait illusoire de vouloir s’attaquer à ce principe, qui est bien ancré dans notre droit, et à juste titre. Encore faut-il que la légalité soit respectée. C’est ce qui explique ma mise en garde. Même s’ils peuvent se justifier sur papier, d’un point de vue purement intellectuel, certains mécanismes et structures sont impraticables dans la réalité quotidienne de la vie économique et financière, à tout le moins par une clientèle « de masse », tant sont nombreuses et complexes à respecter les conditions et formalités auxquelles est subordonnée leur légalité. Et il ne me paraît pas admissible que ces conseillers « vendent » des « savonnettes fiscales » sans en tenir compte. Pas plus qu’il ne peut être admis qu’ils ferment les yeux sur certaines pratiques, plutôt que de se déporter, au point de faciliter la fraude fiscale. Il incombe donc à tout conseiller de faire en permanence son examen de conscience.

Le 7 février 2001, vous avez organisé un colloque où vous aviez invité Bernard Bertossa, Procureur général de Genève et auteur de l’Appel de Genève pour un renforcement de la lutte contre la criminalité financière. Il a déclaré que la police et la justice jouent toujours en troisième division, tandis que les criminels sont en première ligue. N’est-on pas très à la traîne en matière de coopération internationale ?

Avant-guerre on reprochait déjà à la police parisienne de poursuivre à bicyclette les émules d’Al Capone qui fuyaient, eux, en Citroën 11 Légère ! Sur le plan international, l’image de M. Bertossa est tout à fait justifiée.

Une fois encore, il faudrait mettre de l'huile dans certains rouages ?

Parfaitement, et je vous en donne un exemple. Il existe depuis 1959 une Convention européenne d’assistance judiciaire en matière pénale. Pour en élargir l’application aux infractions fiscales, un protocole additionnel a été conclu à Strasbourg le 17 mars 1978 et signé par la Belgique le 11 août de la même année. En prenant mes fonctions, j’ai constaté que ce protocole additionnel n’avait toujours pas été ratifié, alors que plus de vingt ans s’étaient écoulés entre?temps ! De la sorte les fraudeurs pouvaient toujours faire obstacle à une série d’enquêtes à l’étranger ! J’ai évidemment veillé à réparer cet oubli en faisant voter par le Parlement une loi de ratification qui a été promulguée le 28 février 2002.

Les attentats du 11 septembre 2001 contre le Word Trade Center à New York ont jeté un éclairage particulièrement dramatique sur les dangers du terrorisme. A l’époque, vous avez convenu que la croisade entreprise par le président Bush permettrait de progresser dans la lutte contre la grande fraude fiscale ?

La nécessité d’une plus grande transparence dans les opérations financières internationales est apparue d’autant plus évidente. Sous la présidence belge, diverses mesures ont été adoptées ou lancées à cet effet par l’Union européenne.

Je songe aussi au USA Patriot Act du 24 avril 2002, un acronyme de Uniting and Strenghtening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism. Cet acte complète et renforce la loi américaine de lutte contre le blanchiment, notamment en dressant une « liste noire » de personnes soupçonnées de terrorisme. Il ne vise en principe que des entreprises américaines : banques, compagnies d'assurances, sociétés d'investissement, agences de voyages, établissements de jeu, bijouteries, etc. Mais en pratique il concerne le monde entier, car il interdit aux institutions américaines de travailler avec des banques d'outre-mer qui ne veulent ou ne peuvent pas donner les informations requises et permet de poursuivre toute institution étrangère qui réalise des opérations sur son territoire. Les banques belges concernées devront ainsi plus particulièrement veiller à deux aspects : l'identification de leurs correspondants américains et celle des transactions suspectes. En clair, en cas de transaction suspecte, le Patriot Act permettra la saisie de comptes situés en dehors des États-Unis si ce compte est tenu par une banque américaine ou par une société liée.

Plus récemment, avec les affaires Enron ou Worldcom et plus tôt chez nous avec Lernout & Hauspie, l’attention s’est focalisée sur la fraude comptable dans les entreprises et sur les pratiques d’embellissement du bilan. Celle-ci ne relève pas de vos fonctions au gouvernement, mais vous y avez jeté votre regard de spécialiste des entreprises en difficulté. Dans le contexte de la discussion sur la corporate governance, vous vous êtes notamment prononcé contre l’exercice cumulé par les réviseurs d’entreprise de la fonction de commissaire et de missions de consultance ?

Toutes les pratiques d’embellissement du bilan ne sont pas illicites. Il en est de nombreuses, comme par exemple la titrisation, dont la régularité ne prête pas à discussion. L’image qu’elles donnent de la situation de l’entreprise peut néanmoins en être biaisée. Il y a là, me semble-t-il, un premier sujet d’interrogation qui devrait retenir l’attention des spécialistes.

Quant aux faux comptables qui ont été constatés dans divers dossiers, quelle en est la cause ? La tentation de flatter les comptes pour masquer des difficultés est toujours forte. Mais, dans un certain nombre de ces dossiers, elle paraît avoir été accrue par le souci de certains dirigeants d’optimaliser la valeur de leurs options sur des actions du capital de leurs sociétés.

Ces dispositions avaient pourtant été mises en place au départ pour doper l'enthousiasme des cadres. Les réviseurs n'ont rien vu ?

Si certains réviseurs ont fermé les yeux, c’est peut-être parce que les honoraires qu’ils percevaient pour fournir diverses consultations dépassaient de loin ceux que leur rapportait l’exercice de leur mission légale de contrôle des comptes : le souci de se conserver un client juteux les a ainsi amenés à fermer les yeux sur certaines pratiques. Mais ne préjugeons pas : dans un article récent de la Harvard Business Review, commenté dans L’Écho par M. Colmant, un professeur américain attribuait plus généralement le phénomène à un préjugé culturel. Beaucoup d’yeux doivent encore être dessillés !

Une dernière question : la lutte contre la grande fraude paraît pousser certains fraudeurs au repentir. Pensez-vous qu’une mesure d’amnistie fiscale serait appropriée, à l’image de celle qui vient d’être prise en Italie ?

Certainement pas une amnistie au sens propre, puisque l’amnistie est un acte prescrivant l’oubli officiel des infractions visées et annulant leurs conséquences pénales. Un blanc-seing rétroactif de cet ordre à des contribuables ayant refusé, dans le passé, d’assumer leurs obligations fiscales heurterait l’éthique. Il ferait aussi l’impasse sur l’origine des sommes pour lesquelles l’impôt a été éludé, et pourrait permettre de blanchir le produit d’activités criminelles.

Mais il est vrai que de nombreux Belges désirent régulariser leur situation et je pense qu’ils pourraient y être incités en toute clarté, particulièrement lorsqu’ils ont hérité d’une situation dont la cause ne peut leur être imputée.

La réglementation permet déjà une régularisation de cet ordre. Selon l’article 444/8 du commentaire du code des impôts sur les revenus, l’administration admet que le contribuable qui déclare spontanément les revenus dissimulés soit imposé de ce chef sans application d’accroissement d’impôt à titre de pénalité. Un contribuable habile peut dans ce cas limiter l’impôt à payer au précompte dû sur les revenus mobiliers qu’il a obtenus au cours des trois dernières années, ce qui représente un montant de l’ordre de 2,25 % du capital.

Je pense qu’il se justifierait de donner un cadre légal à ces régularisations. Cela permettrait d’en définir plus précisément les conditions, plutôt que de les laisser à la discrétion des fonctionnaires, de subordonner les régularisations à une contribution plus adéquate et de les encourager, tant pour stimuler l’économie par l’injection de capitaux occultes importants, par exemple pour renforcer notre industrie ou nos PME, que pour sanctionner plus facilement ceux qui persisteraient dans la fraude.

Lire la préface
(Chapitre 1) Lire "Alain Zenner, de A à Z"
(Chapitre 2) Lire "Réformer notre culture fiscale"
(Chapitre 3) Lire "Vous pouvez me simplifier tout cela ?"
(Chapitre 4) Lire "Sus à la pègre fiscale"
(Chapitre 5) Lire "Zenner, commissaire à la simplification…
politique ?"

Lire la conclusion



Van Campenhout (Patrick), Le commissaire passe aux aveux. Entretiens avec Alain Zenner, Liège, Editions Luc Pire Électronique, 2003, 198 p.