5 – Zenner, commissaire à la simplification… politique ?

On passe ici à votre vision de la vie politique. Vous y avez manifestement exercé un rôle très opérationnel. Vous êtes donc particulièrement sensible aux aspirations des citoyens ?

Certainement. Je suis particulièrement touché par la crise de confiance des Belges dans notre système politique et dans le gouvernement.

Au moment où Clabecq déposait son bilan, il y avait la montée des extrémismes, l’affaire Dutroux, les dysfonctionnements de la police et de la justice, sans parler de la crise ultérieure de l’alimentation, de la vache folle et de la dioxine … On a dit alors que la Belgique faisait faillite. D’un côté, une débâcle financière ; de l’autre, une déroute politique. Dans l’épilogue au livre que vous consacriez en 1998 à la saga des Forges, vous vous demandiez quel était le mal qui nous frappait, en vous interrogeant sur les causes du divorce entre le monde politique et la société civile. Votre expérience au gouvernement a-t-elle affecté votre analyse de l’époque ?

Je n’aime pas entendre parler de divorce entre société civile et monde politique. Le second, écrivais-je, demeure à mes yeux le reflet de la première, et particulièrement de ses contradictions. S’il y a divorce, me semblait-t-il, ce n’est pas tant entre les électeurs et leurs représentants qu’entre ce que les électeurs souhaitent et ce que leurs représentants sont à même de leur apporter. C’est entre les attentes de la population, et les moyens de les satisfaire. Ce n’est pas l’indépendance des hommes politiques qui me paraissait en cause. C’est au contraire, trop souvent, leur manque d’indépendance, que ce soit à l’égard des lobbies ou de l’électeur, qui ne leur permet pas d’imposer les réformes nécessaires. Ces considérations me paraissent toujours d’actualité.

Il y a quand même eu un mouvement, une prise de conscience du politique ?

Je constatais qu’un fossé important s’était creusé entre une population de plus en plus exigeante et sceptique et des responsables de moins en moins efficaces et convaincants. Je citais certaines causes, qui sont toujours présentes. Et je suggérais un changement dans les pratiques et les discours. Ce changement, le gouvernement arc-en-ciel, avec sa culture du débat, me paraît en effet l’avoir amorcé. Encore mériterait-il d’être approfondi, pour œuvrer à l’approfondissement de notre démocratie.

Je vous ai cité l’étude de l’ONU sur le bien-être dans le monde qui classe notre pays à la quatrième place. On y note que 57 % de la population mondiale seulement vit réellement en démocratie. Or, on y constate aussi que la vigueur des institutions démocratiques est un facteur essentiel pour le développement. Notre performance dans ce hit-parade tient à ce que nous soyons parmi les pays où la démocratie est la plus assise. Mais il reste de la place pour beaucoup de progrès.

Vous pensez qu’il faut travailler sur deux tableaux : restaurer l’autorité de l’appareil d’État, et œuvrer à la maturité des citoyens. Encore un vaste programme...

Il n’y a pas d’État sans autorité, et pas d’autorité légitime sans démocratie. La démocratie tend à la fois à légitimer et à modérer l’autorité. Formellement, elle tient essentiellement à la délégation de la décision politique à des représentants librement élus et à la répartition de l’autorité selon sa nature entre trois pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire, avec leurs attributions propres à chacun, de manière à ce que « le pouvoir limite le pouvoir ». Et, dans sa pratique quotidienne entre deux élections, elle résulte aussi d’une concertation entre le gouvernement et les intérêts corporatistes traditionnels sur le plan économique et social, ainsi que de la prise en compte des préoccupations des citoyens relayées par leurs associations multiples.

Ce qui me préoccupe, c’est que notre système devient à ce point complexe et heurté que l’autorité se dilue. On en arrive au point où il n’y a plus de décision politique, mais des circonstances qui dictent leur loi. Un fait est alors plus important qu’un lord maire, pour paraphraser la maxime anglaise. Le politologue Georges Burdeau le disait déjà : trop souvent, celui qui est censé prendre la décision ne fait que la ratifier. Parce qu’il ne peut plus faire autrement.

Quelles causes voyez-vous à la dilution de l’autorité ?

Elles sont nombreuses. Il y a d’abord l’opacité et la paralysie de notre embrouillamini d’institutions, paralysées à force d’être bricolées au nom d’impératifs extérieurs à leur bon fonctionnement. Avec la superposition des centres de décision, l’enchevêtrement de leurs compétences, le développement anarchique de leur champ d’activité, plus personne n’assume de marge d’action ou de responsabilité globale.

Par exemple, rien que pour supprimer l’obligation incombant aux fournisseurs des pouvoirs publics d’établir leurs factures en trois originaux et de les certifier chacun manuellement – un travail auquel je me suis attelé au début 2001 – il m’a fallu consulter trois commissions ! Ensuite, j’ai encore dû obtenir un rapport de l’Inspection des Finances, puis l’accord du gouvernement et enfin l’avis du Conseil d’État ! Que de lenteurs et de discussions souvent stériles, mais qui peuvent bloquer toute décision !

Il faudrait nommer un commissaire chargé de la simplification du gouvernement au sens large ?

Il faudrait en tout cas se poser des questions, ce que font d’ailleurs certains de nos dirigeants actuels, du moins dans des conversations privées. Entre le Fédéral, les Régions, les Provinces, les Communes, les Intercommunales, on ne sait plus qui fait quoi. Je vous rappelle ce constat d’un journaliste français, évoquant nos difficultés communautaires dans un reportage d’Au nom de la loi sur la traite des femmes, devant l'impuissance des autorités face aux mafias de l’Est : En Belgique, tout est difficile, car dans un pays qui compte cinq fois moins d’habitants qu’en France, il y a cinq premiers ministres !

Qui plus est, dans notre système de gouvernement, aucun ministre ne peut prendre quelque décision d’importance sans d’obtenir d’abord l’accord de l’ensemble de son exécutif.

Enfin on peut s’effrayer de la multiplication incessante des conditions auxquelles l’exercice de l’autorité est subordonné et de la complexité toujours croissante des procédures, des prises d’avis, des consultations et des concertations paralysantes, et souvent stériles parce que détournées de leur fonction de garantie de progrès démocratique par ceux qui les manipulent au profit d’intérêts catégoriels égoïstes.

Quelle que soit l’importance que j’attache à sa fonction, je songe aussi à l’empiètement incessant du pouvoir juridictionnel (au sens large) sur le pouvoir exécutif, par le recours à des notions d’ordre général comme celles de l’égalité, de la proportionnalité, de la motivation adéquate, de la légitime confiance, certes nobles sur le plan des principes mais qui sont à ce point malléables dans leur application pratique qu’elles permettent aux juges de substituer leur appréciation à celle des décideurs.

Vous avez un exemple à l’esprit ?

J’ai été très frappé par un arrêt récent de la cour d’appel de Bruxelles sur l’arriéré judiciaire qui a considéré que l’inaction du législateur pouvait justifier la condamnation de l’État.

Se disant victime d’une erreur médicale, une patiente italienne avait mis en cause la responsabilité de la clinique et du chirurgien qui l’avait opérée en 1987. Après plusieurs années d’expertises médicales complexes, un jugement avait été prononcé en 1995. Puis, un appel avait été formé et il avait fallu deux ans de plus aux parties pour se préparer à plaider ; une fixation avait été demandée à cet effet en 1997. Quatre ans plus tard la cour n’avait toujours pas traité l’affaire. La demanderesse, appuyée par le barreau de Bruxelles, a alors déposé plainte. Comme il n’y a pas assez de candidats bilingues, plusieurs places de magistrats demeurent vacantes dans la capitale, a-t-elle notamment fait valoir, d’où un arriéré judiciaire important. Dans ces conditions, estimait-elle, le législateur n’avait qu’à changer la loi pour assouplir les conditions de bilinguisme. Le tribunal d’abord, puis la cour d’appel, lui ont donné raison et ont condamné l’État !

Un jugement préoccupant ?

Oui. Ce qui me frappe d’abord dans cette affaire, c’est évidemment la célérité curieuse avec laquelle a été rendu l’arrêt qui condamne l’État : sur une citation du 27 mars 2001, un jugement a été rendu dès le 6 novembre ; et l’appel formé le 9 janvier 2002 a été tranché dès le 4 juillet 2002. A s’en tenir à cette affaire, on pourrait considérer que la justice belge est particulièrement rapide ! Il en va évidemment autrement lorsque l’on examine l’action contre le médecin et la clinique, puisqu’elle n’a toujours pas été traitée à ce jour à ma connaissance. Qu’y a-t-il alors qui justifie cette différence de traitement : pourquoi une affaire est-elle traitée plus rapidement que l’autre ? Serait-ce que les avocats et les magistrats auraient été plus sensibles à l’une qu’à l’autre ? La cour de Bruxelles pouvait-elle bien traiter impartialement d’une affaire dans laquelle elle a un intérêt ? Je vois dans cette décision un arrêt passe-droit.

Mais, sur le fond, la décision est plus préoccupante encore. Sur la base d’un arrêt de la cour de cassation de 1945, la jurisprudence considérait jusqu’ici que la loi qui est la cause d’un dommage pour un particulier n’engendre à son profit aucune action en dommages et intérêts. Dans un jugement du 5 juin 1985 encore, le tribunal de première instance de Bruxelles décidait qu’il n’appartient pas au juge de contrôler le pouvoir législatif et de se prononcer sur la conduite du législateur qui aurait été prudent ou imprudent, négligent ou attentif, le Parlement ne devant répondre de son travail législatif que devant le corps électoral.

Ce qui signifie...

Cela signifie qu'en se prononçant en sens contraire, la cour d’appel s’est permise de se substituer au législateur pour décider ce qui était convenable ou non dans l’organisation judiciaire. Pourtant, son rôle est d’appliquer la loi, et non de la juger. Décidera-t-elle demain ce qui est convenable ou non en matière de rémunération des magistrats ?

Ceci est un exemple particulier. Mais je pourrais citer beaucoup d’arrêts du Conseil d’État qui laissent perplexe, au point où les décideurs ne savent plus comment faire. Il n’y a d’ailleurs plus une décision, pour ainsi dire, qui ne fasse l’objet d’un recours ! Tout cela devient terriblement procédurier !

Il y a évidemment là matière à réflexion. Mais revenons aux causes des dysfonctionnements de notre démocratie, avec l’impact de notre système électoral proportionnel.

Ce système électoral a le mérite d’assurer un reflet plus juste de l’électorat que le scrutin majoritaire. Mais il a pour conséquence qu’aucun exécutif ne peut être constitué ni fonctionner sans la coalition de plusieurs partis. Ce qui suppose inévitablement des compromis débouchant sur des programmes de gouvernement très édulcorés par rapport aux promesses électorales et sur la satisfaction additionnée des revendications individuelles plutôt que sur des arbitrages en fonction de l’intérêt général tel que le conçoit chaque parti. L’électeur a alors le sentiment que son vote n’est pas pris en compte, ce qui l’amène à se désintéresser de la politique.

D’où la nécessité d’adapter notre système électoral, en induisant des doses de scrutin majoritaire, en intégrant des seuils minima d’éligibilité, ou encore en prévoyant l’élection directe des bourgmestres et, pourquoi pas, du Premier ministre et des Ministres?Présidents. Mais ces systèmes-là ont eux aussi leur travers…

Ceci dit, quel que soit le système électoral, chaque voix compte. Il faudrait davantage l’expliquer à l’électeur. Nos concitoyens ont trop souvent l’impression que leur vote est sans effet. Or chaque voix est importante. Je le sais pour l’avoir vécu : après mon premier mandat au Conseil communal d’Uccle, j’ai hésité à me représenter, et, si j’ai accepté de figurer sur la liste pour la soutenir, je n’ai pas fait campagne. J’ai néanmoins été réélu, mais le dernier de la liste, et à six voix près !

 


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Vous évoquez un conseil communal...

C'est vrai à tous les niveaux. Vous souvenez-vous de l’élection à la présidence du PSC de 1996, qui opposait Charles-Ferdinand Nothomb à Joëlle Milquet, et dont l’issue a été si déterminante pour l’avenir de ce parti ? Elle a été battue par 23 voix sur 11.000 : il aurait suffi que douze personnes se prononcent en sens contraire pour qu’elle l’emporte. Je vous rappelle aussi les conditions de l’arrivée au pouvoir de Georges W. Bush ! Et voyez les élections législatives françaises récentes : trois ministres et un dirigeant de parti n’ont été battus que par quelques centaines de voix.

Je regrette que cela ne s’enseigne pas à nos jeunes à l’école, où l’on ne leur apprend malheureusement pas assez à respecter nos institutions, alors qu’elles sont un bien si précieux pour notre bien?être à tous.

Il y a également le clientélisme. Comme ministre, vous faites de la gouvernance. Mais comme élu, vous participez aussi à l’action de votre parti politique. Et, comme tous vos collègues, les citoyens vous sollicitent quotidiennement. Face au risque de clientélisme, comment réagissez-vous ?

Dans son discours du 21 juillet dernier, le Roi a insisté sur la nécessité d’une politique de proximité entre les élus et les citoyens, en faisant le lien entre le sentiment de ceux-ci de n’être pas entendus par ceux-là et l’extrémisme : La proximité, a-t-il déclaré, permet de saisir ces difficultés à leur naissance et de barrer ainsi la route à des sentiments de découragement et d’impuissance. Il est donc essentiel de stimuler à nouveau le dialogue direct avec le citoyen. C’est d’ailleurs dans le même esprit que le nouveau Premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, annonçait, aussitôt nommé, sa volonté de voir ses ministres passer au moins une semaine par mois sur le terrain. Pour ma part, j’y suis très présent, que ce soit dans les associations professionnelles ou dans les sections locales du Mouvement Réformateur.

Je m’efforce aussi toujours d’aider, dans le mesure de mes moyens, ceux qui appellent à l’aide. Voyez-vous, dans le maquis administratif, le député est souvent devenu le dernier repère. Les citoyens s’adressent à lui pour obtenir diverses informations, pour être aidé à remplir diverses formalités administratives, pour rechercher un emploi, pour pousser un dossier, en lui attribuant d’ailleurs souvent un pouvoir qu’il n’a pas. Certaines interventions sont légitimes, d’autres prêtent plus le flanc à la critique, en débouchant sur le clientélisme. Le Parlement fédéral a déjà planché sur le sujet, dans le but de rédiger un code de déontologie des élus, mais ses travaux n’ont pas encore abouti.

Une fois encore, vous traduisez cela comment dans la pratique ?

A mon avis, et pour autant que l’intervention demandée n’enfreigne pas la loi, le critère essentiel me paraît être dans la sincérité de la réponse. Si l’on accepte d’aider un demandeur, il faut s’y attacher réellement, plutôt que de se borner à paraître à l’écoute en remuant beaucoup de vent pour rien.

Il faut évidemment aussi se garder de consentir des passe-droit : on peut éclairer l’intéressé sur les démarches susceptibles d’aboutir dans sa demande et les simplifier dans la mesure du possible, mais on ne peut pour autant mettre en cause l’indépendance de celui qui est sollicité. En matière de marchés publics par exemple, une démarche apparemment bénigne en réponse à une demande de renseignements peut donner l’impression d’un préjugé favorable. Autre exemple : je n’interviendrai évidemment pas dans un litige judiciaire. Mais, s’agissant d’une entreprise en difficulté poursuivie par l’ONSS en paiement de termes et délais, je ne vois pas pourquoi je ne relayerais pas auprès de sa direction les circonstances particulières qui mériteraient d’être prises en compte dans la décision qu’elle peut prendre à ce sujet.

Il faut aussi veiller au traitement égal. Si, dans un secteur donné, un fournisseur de services demande à me voir pour me faire connaître ses produits, je ne le recevrai que si je puis réserver la même suite aux autres. Enfin il va de soi que toutes les réponses données aux demandes d’intervention doivent être désintéressées. Pas question de recevoir quelqu’avantage, direct ou indirect, en retour.

Votre définition du clientélisme ?

Le clientélisme, c’est l’orientation de la politique et l’organisation d’un système de pouvoir dans le but de s’assurer la dépendance de l’électeur, et donc sa reconnaissance obligée. C’est le refus de l’aider s’il ne se fait pas d’abord membre du parti, du syndicat, de la mutuelle. Pis, c’est l’organisation des services collectifs conçue de manière telle à muer tous les citoyens en assistés demandeurs, la complexification des mécanismes à un point tel qu’il n’est pas possible de s’en sortir sans l’intervention de son député ou de son ministre. Cela, c’est évidemment inadmissible.

Le pouvoir politique est comme un vieux lion épuisé. Terrifiant autrefois, l’animal est devenu craintif, écrit Dominique Reyné, professeur à l’Institut d’études politiques à Paris. Le malaise du citoyen face à ses dirigeants grandit à mesure que, paradoxalement, au fil des élections, le citoyen semble préférer la médiatisation aux idées, le court terme à l’horizon, la réponse instantanée à la réflexion. Hébétés par la tyrannie de l’opinion publique, les gouvernants en ont-ils fait une science de l’instantané ? Cette question vous fut posée par Gérard Nèves, rédacteur en chef du Vlan, dans une interview publiée en début d’année dernière. J’aimerais revenir sur quelques questions posées à cette occasion…

Au-delà des institutions, il y a aussi les hommes : l’adhésion de l’opinion publique se fonde sur la confiance ; elle se conforte dans l’écoute et s’affermit dans la crédibilité. Ce qui suppose un comportement clair et un langage vrai.

Trop de responsables préfèrent les effets d’annonce à l’action. Semblent penser, comme l’écrivent Philippe Alexandre et Jacques Delors, que les réalités de l’intendance se soumettront à des annonces fracassantes, alors qu’en vérité elles obéissent seulement à des mesures imperceptibles. Donnent de leur pouvoir une image surévaluée, à la hauteur de laquelle il leur est impossible de conduire leur action concrète sur le terrain. Paraissent plus préoccupés par leurs luttes de pouvoir internes qu’attentifs aux réalités de la vie quotidienne de leurs électeurs. Je le répète : à être entretenus dans l’illusion qu’il suffirait d’un coup de baguette magique pour régler les problèmes, comment ne pas comprendre que nos concitoyens s’indignent lorsque leurs représentants s’avèrent incapables de porter remède aux maux dont ils souffrent dans leur vie de tous les jours.

Mais l’électeur ne préfère-t-il pas se laisser bercer par des illusions ?

Il est vrai que lorsqu’il se retrouve dans l’isoloir, c’est plus l’image qui emporte le vote que la réalité. D’où le règne du quick-win : le résultat tangible à court terme, fût-il futile, est plus facilement vendable à l’électeur que le travail en profondeur dans la durée. Tous les communicateurs savent que c’est plus les promesses qui emportent la sympathie que le bilan passé, la notoriété, souvent assise sur l’illusion, plus que l’investissement nécessairement moins visible dans les dossiers… C’est alors la loi de l’Audimat qui prime sur l’intérêt général.

D’où la difficulté à parler clair. Trop souvent, dès lors que l’on parle clair, les gens ne l’acceptent pas. Ce n’est pas ce langage-là qui est payant. C’est tout le problème de la langue de bois. C’est aussi tout le problème de la télévision : l’action politique est particulièrement sensible à l’emprise de l’irrationnel et la télévision favorise la mystification ou le spectacle au détriment de la pédagogie.

Entre un titre dans le journal, un reportage et son effet sur la population, il y avait encore une distance qui permettait la réflexion critique. Aujourd’hui, à travers la petite lucarne dans son salon, le citoyen se trouve tous les jours aux premières loges d’un spectacle et il applaudit forcément celui danse ou qui chante le mieux. Regardez les émissions politiques sur la RAI, en France, à la VRT, et depuis peu à la RTBF avec Lieu public : que veut le téléspectateur, des débats de fond ou du show ? Même à Mise au point, un téléspectateur a reproché aux présidents de parti de ne pas être drôles et il a dit comprendre pourquoi le Loft ou Star Academy font davantage d’audience !

Il faut se vendre, en tant que politique, cela implique des concessions !

La politique spectacle prend en effet de plus en plus d’ampleur. Doit?on y céder à tout prix ? Tous les hommes politiques doivent-ils désormais devenir des acteurs du divertissement, des vedettes, des porteurs de fantasmes, des sujets d’identification ? Faut-il maintenant flirter avec Loana ou avec Mme Karembeu pour faire la une de l’actualité ? Faut-il désormais descendre au fond des prisons, accompagné d’un journaliste déguisé en secrétaire, pour faire parler de soi ? Cela fait penser à cette très belle chanson de Brassens : Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées !

C’est, entre le citoyen et le responsable, le malentendu fondamental de la politique.

Le malentendu n’est-il pas que plus leur pouvoir diminue, plus les hommes politiques sont assiégés de revendications ?

Entre les deux, il y a un lien évident : plus les politiques veulent donner, moins ils savent donner. Je partage le point de vue de l’éditorialiste français du Point Claude Imbert, qui écrivait récemment que L’impuissance publique ne grandit que parce que l’État, pataugeant là où il n’a que faire, s’affale où il devrait agir.

Beaucoup de gens ont intuitivement saisi cela, notamment dans la société civile. Ils ont réalisé qu’il leur serait plus difficile d’avancer en homme politique qu’en acteur d’une ONG, d’un syndicat, d’une association, d’un comité de quartier, où, en se plaçant sur des terrains spécifiques, ils réussissent tout aussi bien à peser sur le cours des choses. Si on fait de la politique en dehors de la politique, cela passe. La politique, c’est quoi ? La gestion de la cité, au travers de l’adhésion du plan grand nombre à un projet. Tous ces gens font de la politique… mais parce qu’ils ne sont pas dans le théâtre politique, on applaudit des deux mains.

Il faut arrêter de rêver ?

Vous savez, il faut oser le dire à l’électeur : la réalité est toujours la même. Pour donner plus, il faut gagner plus. Et pour gagner plus, il faut produire et travailler davantage. Il n’y a pas de magie. Tous les marchands d’illusions postposent les problèmes sans les résoudre. Il faut oser dire à nos concitoyens qu’il n’y a pas de solutions simples. Il y a des règles et des contraintes en dehors desquelles le système ne fonctionne pas. Il est impossible de le réformer sans sacrifice. Pour ma part j’ai toujours privilégié le langage de la vérité à celui de l’illusion, j’ai toujours préféré agir plutôt que de jouer la bête de cirque pour caracoler en tête des cotes de popularité. Les deux sont difficilement conciliables ; il faut en supporter les conséquences.

 

Lire la préface
(Chapitre 1) Lire "Alain Zenner, de A à Z"
(Chapitre 2) Lire "Réformer notre culture fiscale"
(Chapitre 3) Lire "Vous pouvez me simplifier tout cela ?"
(Chapitre 4) Lire "Sus à la pègre fiscale"
(Chapitre 5) Lire "Zenner, commissaire à la simplification…
politique ?"

Lire la conclusion



Van Campenhout (Patrick), Le commissaire passe aux aveux. Entretiens avec Alain Zenner, Liège, Editions Luc Pire Électronique, 2003, 198 p.